Joseph Conrad [Angleterre]

D’où vient la puissance évocatrice d’Au coeur des ténèbres ? (1)

De la voix de Marlow qui en fait un témoignage personnel si bien que, comme ses camarades de navigation, nous sommes pendus à ses lèvres ?
De ce récit qui prend dès le départ une dimension mythologique ?

Citation :

Dans la première pièce les deux femmes tricotaient fébrilement leur laine noire. Bien souvent, là-bas, je pensai à ces deux femelles gardiennes de la Porte des Ténèbres, tricotant leur laine noire comme pour un chaud suaire, l’une d’elles introduisant, introduisant indéfiniment dans l’inconnu, l’autres scrutant les visages gais et inconscients de son vieux regard indifférent ; « Ave ! Vieille tricoteuse de laine noire ! Morituri te salutant ! » Peu d’entre ceux elle regarda ainsi la revirent jamais; pas la moitié et de loin.

(1) Au cœur des ténèbres, joseph Conrad, éditions Autrement.

Au cours de cette exploration, de cette descente aux enfers, des tableaux précis et horribles du travail organisé par les puissances coloniales en Afrique.

Citation :

Des formes noires gisaient, étaient accroupies, entre les arbres, ou assises le dos appuyé contre les troncs, s’accrochant à la terre, à demi visibles, à demi indistinctes, dans la pénombre, dans toutes les attitudes de la douleur, de l’abandon, du désespoir. Une nouvelle explosion fusa sur la falaise, suivie du frisson du sol sous mes pieds. Le travail continuait. Le travail ! Et c’était ici que certains qui y contribuaient s’étaient retirés pour mourir.

Citation :

[...] Auprès du même arbre, deux autres tas d’articulations pointues étaient assis, les genoux remontés. L’un, le menton appuyé sur ses genoux, regardait dans le vide, avec une expression intolérable ; son fantôme jumeau appuyait son front, comme s’il était accablé par un grand épuisement.

voir sur GDS* le documentaire Red rubber : Le roi blanc, le caoutchouc rouge, la mort noire et le film le malentendu colonial.

C’est l’attente qui domine ce récit, et fait désirer à Marlow, le narrateur, de rencontrer Kurtz personnage controversé, attirant et inquiétant, méconnu par ses employeurs, et par ceux qui, comme ses disciples ou sa fiancée, tombent sous son emprise.

Le narrateur lui-même garde à son sujet une réserve ambiguë, laissant au lecteur le soin de faire son propre jugement. Toujours est-il qu’il n’y a pas grande cohérence entre le discours généreux qu’il affiche - il est l’auteur d’une brochure sur la « suppression des coutumes barbares » et ses pratiques sur le terrain.

Mais qui sait dans le villes européennes hypocrites ce qui se passe en Afrique ?

Citation :

Je me retrouvai dans la ville sépulcrale, détestant le spectacle des gens se hâtant par les rues pour s’extorquer mutuellement un peu d’argent, pour dévorer leurs mets infâmes, avaler leur bière frelatée, rêver leurs rêves insignifiants. Ils interféraient sur mes pensées. C’étaient des intrus dont la connaissance de la vie n’ était à mes yeux qu’un simulacre irritant, car j’étais bien sûr qu’ils ne pouvaient savoir ce que moi je savais.

Le lecteur ne reçoit pas une leçon commentée, un message sinon que le colonialisme engendre au nom de l’argent, et sous des apparences civilisatrices, la plus cruelle des exploitations .

L’interrogation dépasse ce cadre historique pour s’intéresser à l’homme lui-même : où est la barbarie ? Qu’est donc l’homme sous ce vernis de civilisation qui disparaît si rapidement, comme le montre le cas de Kurtz ?

Sommes-nous capables de comprendre les derniers mots « l’ horreur ! » ou Conrad nous renvoie-t-il au jugement de Marlow sur ses contemporains :

.

Citation :

Leur comportement d’individus médiocres vaquant à leurs occupations avec l’assurance d’une sécurité absolue m’offensait comme la manifestation outrageante de l’inconscience en présence du danger qu’elle est incapable de percevoir. Je n’avais nul désir de les détromper mais j’éprouvais une certaine difficulté à ne pas éclater de rire devant leurs visages si pleins d’une importance imbécile.

Depuis quelques jours, Rotko se sent l'âme d'un écumeur des mers ? Vocation tardive de corsaire ?

Dans mes projets, lire le negre du narcisse et lord Jim que je n'ai pas lu entièrement, faute de temps.

Xian, tu dois connaître bruno Traven et son vaisseau des morts, un livre remarquable et toujours d'actualité.

Les bateaux représentent un lieu idéal pour une tragédie, un huis-clos, et quand il s'agit d'un sous-marin, c'est encore plus angoissant : cf. le film the boat de Wolfgang Petersen.

je pense aussi aux marins perdus, film de Claire Devers tiré du livre de J.C Izzo, qui est aussi sur GDS*.

Pour le 150e anniversaire de la naissance de Joseph Conrad différentes manifestations
institut polonais paris de paris 31, rue Jean Goujon – Paris 8e

mercredi 20 juin à 19 h 30 Gabrielle de patrice chereau d'après le retour de Conrad
apocalypse now d'apres voyage au coeur des tenèbres samedi 23 juin à 19 h
Voir aussi
bibliotheque polonaise dans l'île saint louis à Paris 6 Quai d 'Orleans 75004 - Paris

JOSEPH CONRAD: une oeuvre encastrée dans a vie.
Rotko nous avait recommandé les journées conradiennes de la semaine dernière, à Paris. J´y suis allée.
Non moins d´une vingtaine de spécialistes de littérature Polonaise, Anglo-saxone et Française nous ont aidés à essayer de defricher l´univers de Conrad durant 2 jours!
Les intervenants etaient toutefois partagés entre leur désir de temoigner de l´universalité de l´oeuvre de Conrad, et la tentation de s´en appropier afin d´ajouter le maître à leur patrimoine littéraire national:
- Les Polonais, puisque Conrad etait d´origine polonaise.
- Les Anglo-saxons, puisque Conrad avait adopté la langue anglaise pour écrire, puis s´etait fait naturalisé britannique. ( Capitaine de Marine).
-Les Français aussi voulaient le faire sien : Conrad si francophile, admirateur et lecteur de Maupassant, de Flaubert, Proust, Daudet, ami de Gide aussi.
CONRAD maîtrisait l´anglais qui´il avait appris sur le tard, et parlait semble-t-il encore plus remarquablement le français, avec un léger accent de Marseille, nous a-t-on dit.
Ces journées eurent lieu dans un cadre magnifique: la Bibliothèque polonaise est une splendide demeure d´époque, genre hôtel particulier, en pleine île Saint-Louis. Vues sur les Quais, Ponts de la Tournelle, Pont-Marie depuis les baies vitrées des salles de conferences. Sans oublier la pause-Café du matin, avec ses viennoiseries, chocolats raffinés, le tout dans un lumineux salon à verrière avec pour toit les incroyables ciels de Paris : on entendait parler polonais, russe, anglais, et français, bien-sûr!
J´ai demandé à la cantonade, mais, je n´ai trouvé aucun Grain parmi les participants.
Les assistants etaient en grande majorité de Polonais- résidents parisiens, ou d´ailleurs. Ravis de pouvoir reparler leur langue maternelle autour d´un café ou d´un croissant.
J´espère que vous viendrez la prochaine fois. Merci Rotko, d´avoir eu la riche idée de nous indiquer dates et lieux de ces manifestations sur GRAIN de SEL.

Lord Jim

Lord Jim est un jeune homme fier en quête de gloire sur des mers orientales, un héros préparé au pire. Mais

Citation :

"ce n'est pas le pire qui arrive, c'est l'imprévu".

avec l'affaire du¨Patna.

Le héros déchu, marqué par la faute, n'a plus qu'à se cacher, disparaître et trouver sa seconde chance dans une jungle inconnue.

LORD JIM (1965)
le film de Richard Brooks avec Peter O'Toole, James Mason,Curd Jürgens, est très beau :


même si la figure feminine, Daliah Lavi, se demande ce qu'elle fait là.

Très belles scènes d'action avec la defense du village contre un seigneur de la guerre fourbe et cruel. L'interprétation de Peter O' Toole, la mise en scène de Richard Brooks restituent de façon convaincante l'itinéraire de Jim vers sa rédemption. L'homme poursuit son idée fixe, aveuglément.

Restera à définir les rapports évidents entre Lord Jim et au coeur des ténèbres.

Au coeur des ténèbres
Une nouvelle marquante mais une chute plutôt décevante et paradoxale !
En fait, il y a deux fins :
-la mort de Kurtz qui ne surprend guère tant elle a été préparée et , surtout, ses dernières paroles plutôt faibles au regard de la surenchère "infernale" à laquelle s'est livré l'auteur pour différer la rencontre en prolongeant le suspense ...
- l'entrevue de Marlow avec la fiancée de Kurz, un épiloque qui vient contredire toute cette quête de la vérité derrière l'illusion que recouvrait symboliquement cette expédition au coeur de la brousse. Marlow non seulement ne détrompe pas les illusions de la fiancée, mais il la trompe délibérément en lui mentant sur les dernières paroles prononcées par celui qu'elle aimait.

Mais ce n'est pas la seule ambiguïté d'une nouvelle beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît. J'y reviendrai plus tard .

Au coeur des ténèbres (suite)

J'ai été frappée par certains propos récurrents qui traduisent une vision des Noirs peuplant la brousse congolaise et des femmes européennes choquante pour le lecteur actuel.

Conrad est pourtant en avance sur son temps dans sa dénonciation de l'impérialisme colonial européen, sa nouvelle ridiculisant par l'absurde, jusqu'au grotesque, ses motivations philanthropiques et son efficience, tant militaire qu'économique.

Aussi s'étonne-t-on de voir évoquer les Noirs comme des êtres restés au stade de l'enfance de l'humanité, mus par des instincts sauvages, « pas si inhumains », ce qui semble justement "hideux" à l'homme blanc européen. Et si le narrateur reconnaît avec effroi le barbare  chez l'homme civilisé, il est bien loin de soupçonner un atome de civilisation chez ce barbare !

De même Marlow , que « l'excellente tante » prend « pour un émissaire des Lumières », s'exclame-t-il à son sujet :
« C'est étrange à quel point les femmes sont sans contact avec le vrai. Elles vivent dans un monde à part (...) bien trop beau (...) »
Pour lui, Noirs et femmes semblent être des êtres « simples », la simplicité du Noir s'affirmant dans la réalité brutale , dans le royaume du mal, et celle de la femme s'épanouissant dans un monde irréel, « beau et bon ».
Et la fiancée de Kurtz, «pure » et « innocente », se montre tout aussi aveugle à la réalité (ce dernier l'a d'ailleurs peinte sous les traits d'une femme aux « yeux bandés »  portant une torche ...» . Elle ne peut imaginer le mal, vivant dans un monde d'amour et de croyance et non de connaissance.

Pour Marlow/ Conrad l'homme européen est différent car double, contradictoire, partagé entre ses aspirations les plus hautes et la bassesse de ses instincts, entre le bien et le mal , c'est un homme de paradoxe comme chez Dostoïevski - que pourtant il détestait !
Mais cette dualité ne constitue pas forcément pour lui une supériorité, c'est plutôt une souffrance, une malédiction. Il semble même envier aux femmes cette simplicité qui leur rendrait la vie facile...

Je relirai la nouvelle sous l'angle que tu donnes.

Je regarderai en particulier, car ma lecture est ancienne, qui raconte l'histoire, et à qui.

Au coeur des ténèbres ( fin)


Ce voyage initiatique a changé Marlow en lui faisant découvrir son ambivalence. Mais il choisit la fuite vers des horizons sans cesse renouvelés pour oublier cette vérité "trop ténébreuse" et se réfugier, lui-aussi, dans un monde à part , dans cette « vérité de surface » qui seule peut le sauver..
Conrad nous avait en effet présenté Marlow comme « un marin », « un errant » et non un aventurier et les marins préfèrent les contes « d'une franche simplicité», nous avait-il annoncé avant de laisser son héros nous retracer dans un long flash-back cette aventure ténébreuse qui lui fit faire demi-tour.

Marlow ne remontera plus de fleuves « jusqu'au centre de la terre » , préférant les descendre « vers la mer ». Immobilisé dans l'estuaire de la Tamise, il peut apercevoir au loin cet « espace lumineux » où se joignent « la terre et le ciel ».
Conrad se dédouble en Marlow mais il n'est pas Kurtz, cet homme malgré tout « remarquable » et « fascinant » car il fut capable d'affronter ses propres ténèbres et de les assumer jusqu'au bout.

Le Nègre du Narcisse

Nous embarquons avec l’équipage de matelots à bord d’un vaisseau commercial, le « Narcisse ». Dès les premières pages, l’auteur ébauche, via des dialogues très vivants, des personnalités variées qui interpellent.

Il y a les blasés, les durs à cuire, les prétentieux, les optimistes et au milieu de cette galerie, un indispensable sage au mutisme impénétrable.

On commence les manœuvres. Les novices sont excités ou anxieux. Le commandant fait l’appel. Ils accourent tous.

Sauf un.

Qui arrivera avec retard et fracas : le fameux « Nègre ». (Je reprends le vocable de l’auteur)

Il est bizarre ce gars là.

Un ton impérieux, un physique de géant, une toux tonitruante.

Fat, provocateur.

Le genre immédiatement antipathique.


Un être à part.

Celui qui sera le fil directeur de cette traversée, de ce monde clos et fragile qu’est le navire.

Un symbole agaçant, car on l’apprend vite : cet homme est malade et va mourir. Il balance sa terrible vérité aux compagnons de mer. Moribond, mal en point, impropre aux travaux physiques, il passe son temps allongé à railler les autres. Se faire plaindre ou invectiver.


Il gêne.


Nous assistons donc à un vrai drame psychologique, collectif, en plein cœur de l’océan. Drame encore rehaussé par la survenue d’une tempête terriblement violente. Et il faut le sauver, lui. Au risque de sa vie.

Certaines voix s’élèvent : ne simulerait-il pas ? Doit-on supporter ses jérémiades ? Qu’attend-il pour crever ?

C’est l’épine du pied. Un personnage métaphorique : sombre, funeste, menteur peut-être et imprévisible.

Le miroir de nos destins périssables.


Finit-il par mourir, cet homme qui dérange ?


On ne lâche pas le livre avant de savoir...





PS : Titre à méditer...

je découvre ce titre, dont on reparlera à propos de Juan Gabriel Vasquez : histoire secrète du costaguana, paru au Seuil


je donne l'aperçu de Wikipedia :

L'action se passe au XIXe siècle dans un pays fictif d'Amérique du Sud, le Costaguana, et principalement dans la ville de Sulaco. Le cœur de l'intrigue de Nostromo est la mine d'argent de San Tomé dont hérite au début du roman Charles Gould, descendant d'une lignée d'Anglais expatriés au Costaguana. Désireux d'établir un règne de justice et de paix dans un pays troublé par des révolutions continuelles, Charles Gould consacre toute son énergie à la prospérité de la mine.

Celle-ci semble garantie par le régime d'un président modéré, Ribiera, plus ou moins institué par Gould lui-même. Mais cette stabilité politique s'effondre avec la tentative de prise de pouvoir par les frères Montéro, hommes sans noblesse et brutaux. Après la défaite du parti blanco (parti des notables ralliés à Ribiera) devant Pedro Montéro, le pays tombe dans le chaos.

Les notables de la ville confient alors le soin de mettre le trésor de la mine en sûreté à Nostromo, marin italien devenu capitaine des cargadores du port (dockers), accompagné de Martin Decoud, fils d'une famille aristocratique. Nostromo et Decoud parviennent à sauver le trésor du naufrage de leur barque et le cachent sur une île, la Grande Isabelle, sous la garde de Decoud.

Nostromo, homme loyal et courageux, réalise par la suite le plan de Decoud : solliciter l'aide d'un général, Barrios, pour reconquérir Sulaco occupée par les partisans de Montéro et proclamer l'indépendance de Sulaco.

Des années plus tard, nous retrouvons Sulaco, prospère et stable. C'est alors un second roman qui commence, centré sur la personnalité de Nostromo.

Heart of Darkness est un de ces livres qui m'ont marqué au fer rouge littéraire. Je me souviens encore vaguement de l'évocation des premiers colons romains en Angleterre, alors que le navire navigue la Tamise (il me semble). Un grand moment de littérature personnel.
Ce grand petit livre a, comme vous le savez, inspiré un non moins grand film américain avec en vedette américaine un non moins grand acteur lui aussi.
Tiens, c'est un message qui n'a que très peu d'intérêt

Je suis restée bloquée au milieu de "Nostromo", il est sur ma table de chevet depuis 6 mois....
Pas par manque d'intèrêt vraiment , bien écrit, intéressant.....
Un peu trop de pathos socialo d'époque ?
Je vais m'y remettre, promis

fontelle a écrit:

Je suis restée bloquée au milieu de "Nostromo", il est sur ma table de chevet depuis 6 mois....
Je vais m'y remettre, promis

j'y pense à cause de Juan gabriele vasquez. Nostromo de Conrad passe pour une oeuvre de premier plan, notamment par les ingredients et détours de l'ecriture, ce que Vasquez semble poursuivre, tout en détournant l'histoire à son profit :

ce serait donc de la part de l'ecrivain colombien, hommage, et contestation ou réappropriation de l'histoire.

petite préface de Conrad à Lord Jim

Conrad défend la possibilité d'un récit qui dure tout la nuit, en plusieurs reprises. Il note à la naissance de son récit, une silhouette rencontrée dans la rue.

Voilà deux points communs avec la dernière escale du Tramp Steamer d'Alvaro Mutis, autre récit de la mer et de l'homme.