Jérôme Ferrari

C'est un livre qui, comme toutes les oeuvres riches, suscite de multiples lectures également légitimes , des lectures qui ne s'excluent pas forcément d'ailleurs et peuvent très bien se superposer...

Moi je pense que bien que ce soient des générations postérieures qui liront ces livres, la voix du passé est toujours présente d’une ou d’autre façon. La tragédie a été trop épouvantable pour pouvoir la cacher. J’ai vu l’entretien avec l’auteur « des hommes » ce livre que tu juges très bon, et qui n’est pas gai non plus. Je dois faire un douloureux commentaire : à l’heure de notre dernière dictature ( 1976) nos commandants en chef, on fait venir de la France des militaires bourreaux de la guerre d’Algérie, pour
instruire les nôtres, de comment torturer les prisonniers, d’après leur efficacité en Algérie. Ici il y a une nouvelle génération qui n’a pas vécu cette horreur, mais pour nous il n’y a « ni oubli ni pardon »

ECaminade (Jeu 16 Déc - 13:43) a écrit:

C'est un livre qui, comme toutes les oeuvres riches, suscite de multiples lectures également légitimes , des lectures qui ne s'excluent pas forcément d'ailleurs et peuvent très bien se superposer...

Certes, mais j'ai bien conscience d'avoir fait une lecture moins complète que j'aurais dû. J'y reviendrai.

J'ai decouvert récemment Jacques ferrandez qui parle avec une documentation - dont il cite les sources, de la guerre d'Algérie et de l'action de l'armée dans ce pays. Il me semble que plusieurs itinéraires de ses personnages se rapprochent des protagonistes de "où j'ai laissé mon âme".

Par ailleurs, je trouve aussi une video qui parle d'un soutien français à Ben Ali en Tunisie. Je la mets sur le forum, sans prendre position, ce n'est pas moi qui en sais plus que le ministre des affaires étrangères !

Cette video se poursuit et fait des rapprochements dont elle est responsable. Chacun en jugera, je ne fais pas un quelconque prosélytisme.

Dans cette video ce sont les interessés eux-mêmes qui parlent des methodes utilisées en Algérie. Ils doivent savoir ce dont ils parlent

D'autre part, il est aussi question de l'Argentine et des moments douloureux de la dictature, ce qui interessera Amadak.

Chacun jugera comme il l'entendra, mais je suis en plein dans le sujet.

Je vous signale une longue interview de Jérôme Ferrari , des plus intéressantes car dépassant Où j'ai laissé mon âme pour s'élargir à l'oeuvre de l'auteur, et avec des questions et des remarques très pertinentes:

http://www.bscnews.fr/201101251358/d%C3%A9couvertes/jerome-ferrari-un-regard-poignant-sur-lhumanite.html

merci pour cette référence, Ecaminade

Moi, ce qui m'a frappé, c'est que ces actions de torture sont menées par des gens qui ne sont pas programmés pour ça....les officiers français qui ont participé à cela, il y en a beaucoup qui avaient un passé irréprochable, voire héroïques.

Ce qui m'intéresse, c'est de savoir comment des gens, qui dans leur vie peuvent être des modèles de droiture, peuvent arriver, et de manière assez massive ( il n'y a pas eu beaucoup de protestations) comment à la faveur de certaines circonstances ( et j'essaie de comprendre pourquoi, je ne cherche pas d'excuse ou quelque chose de ce genre-là) , comment donc un phénomène massif ne répondrait pas à un mécanisme qui serait à l'oeuvre là-dedans.

Voilà pourquoi je suis resté sceptique sur kressman Taylor et inconnu à cette adresse, au thèâtre, en plus, et sans doute matin brun de Franck Pavloff.

Je ne suis pas encore remise du choc que j’ai reçu à la lecture de Où j’ai laissé mon âme. Il me semble que le plus terrible est que c’est le genre de livre qui pose des questions fondamentales ou plutôt incite à se les poser sans apporter aucune réponse. L’impact est d’autant plus violent qu’il s’agit d’un roman. Car s’il s’agissait d’un essai sur le bien et le mal, d’une interrogation philosophique sur la nature profonde de l’homme capable, même s’il a été un jour une « victime », de « se transformer en bourreau au plus petit changement de circonstances », on pourrait en somme s’abriter derrière un débat purement intellectuel. Mais dans un tel livre, les idées s’incarnent dans des personnages si saisissants qu’ils deviennent nos frères ou nos doubles. On ne peut s’empêcher de se demander : « Qu’aurais-je fait ou dit à sa place ? » La certitude qu’on aurait refusé d’accomplir ou de tolérer des actes abjects se trouve ébranlée à chaque page et, ainsi renvoyés à nous-mêmes, nous sommes en proie à un malaise grandissant. J’ai rarement pris conscience à ce point du pouvoir d’un roman quand il atteint ce degré de perfection.
J’ai lu la longue interview de J. Ferrari (merci ECaminade ), d’une finesse et d’une richesse à la mesure de son oeuvre. J’ai repensé à ce que j’avais éprouvé dès la lecture des premières pages et l’auteur dit justement :

Citation :

Toutes les premières phrases de mes romans, ce sont des vraies premières phrases, c'est à dire que ce sont des choses que j'ai eues en premier et sur lesquelles tout le reste est bâti.

J’ai arrêté ma lecture après l’incipit. Plus tard je l’ai relu avant d’enchaîner avec la suite. Et à la fin, je l’ai relu une nouvelle fois. Il contient tout ce qui en effet va suivre ; chaque mot pèse, les reprises de « mon capitaine » ou « je m’en souviens très bien » scandent le texte et donnent une sorte de caractère incantatoire à cette expression lucide et implacable d’une conscience que Degorce voudrait ne pas entendre.

Andreani et Tahar sont les personnages de Où j’ai laissé mon âme qui m’ont fait le plus réfléchir. Degorce m’a paru plus facile à cerner : c’est un lâche, enfermé dans son silence et profondément malheureux mais que je n’arrive à plaindre à aucun moment ; même son admiration pour Tahar ne le rachète ni à ses propres yeux ni à ceux du lecteur. Et pourtant, lui aussi est un homme qui nous ressemble ou qui pourrait être un de nos proches.

Andreani est, à mes yeux, le plus impressionnant : implacable, il est celui qui se maîtrise totalement, quelles que soient les circonstances, qui ne remet jamais en cause ce qu’il a fait ou pensé, assumant ce qu’il est depuis toujours d’où la nécessité (et l’habileté) que ce soit lui qui s'exprime à la première personne ; on se dit aussi que de tels hommes en chair et en os sont sans doute plus nombreux qu’on aurait pu le penser avant de le rencontrer dans un roman qui lui donne une réalité forte.

Quant à Tahar, pour moi, il garde son côté impénétrable : je ne peux m’empêcher de partager la fascination que Degorce a pour lui bien que je sache, puisque l’auteur prend soin de le rappeler, qu’il porte la responsabilité de morts tragiques et d’actes barbares. Son sourire permanent, sa noblesse naturelle, son mystère aussi participent de cette fascination. Je trouve particulièrement habile le fait de laisser ignorer par tous, y compris le lecteur, l'ultime message qu’il souhaitait faire transmettre à Degorce. Andreani révèle à Degorce qu’il a refusé d’accéder à la demande de Tahar :

Citation :

Peut-être aurais-je dû prendre son message, peut-être aurais-je dû, au moins, vous dire le lendemain matin qu’il avait souhaité vous dire quelque chose dont ni vous ni moi ne saurions jamais rien, mais je n’ai pas pu m’y résoudre, mon capitaine, vous m’avez traité comme un chien, et je ne voulais pas soulager votre souffrance à moins, peut-être, que je n’aie pas voulu vous faire souffrir davantage encore. J’aurais pu continuer à laisser tout cela enfoui au fond d’une cave à Saint-Eugène, pour toujours, mais ma loyauté est incorrigible et, à la vérité, mon capitaine, rien n’est enfoui…

La reprise de « peut-être » redouble les questionnements du lecteur et, finalement, l’auteur le renvoie à lui-même.

Variétés de la mort, Jérôme Ferrari, Albiana 2001, 150 p.

Variétés de la mort, le premier livre de Jérôme Ferrari, un recueil de neuf nouvelles qui était depuis longtemps épuisé, vient d'être opportunément réédité au moment où l'auteur ayant enfin acquis une large reconnaissance ne peut plus pâtir des quelques défauts inhérents à une oeuvre de jeunesse à l'intention provocatrice (1).
On rit beaucoup ce qui n'empêche ni la réflexion ni l'émotion et l'originalité et le talent de cet écrivain sont déjà manifestes.
On ne peut que se réjouir de cette réédition qui permet de voir émerger les thèmes et des personnages qui seront repris par la suite, de voir se mettre en place des construction narratives complexes et ce fameux style si caractéristique.
Un livre capital pour éclairer l'oeuvre de l'auteur.

1)Sorti en 2001, ce livre a été écrit dans un contexte très local, à une époque où l'essentiel de la création littéraire corse se bornait à remplir une mission morale et politique : d'où ce geste iconoclaste ...

Mrci pour l'info, ECaminade . Voilà un livre qui m'attire d'autant plus que ce sont des nouvelles !

nicyrle a écrit:

Voilà un livre qui m'attire d'autant plus que ce sont des nouvelles !

Pour s'en faire une idée , on peut consulter, sur mon blog, mon analyse de chacune des 9 nouvelles et 3 extraits - au style très différent - en fin de chronique.

Encore merci ECaminade : je lirai avec intérêt tes analyses et les extraits que tu proposes.

Pour Jérôme Ferrari, le romancier serait proche du Dieu de Leibniz (boutade !).

Il serait capable d'inventer des mondes possibles, pas toujours les meilleurs, mais ils auraient de la cohérence, tout en nous parlant du monde dans lequel nous vivons.

Leibniz aurait proposé dans le discours de métaphysique le marché suivant : dire à quelqu'un qu'il peut devenir empereur de chine, à la seule et unique condition qu'il devienne amnésique, abolisse ses souvenirs.

Marché inacceptable, selon Ferrari, puisque notre identité est constituée par la chaîne de nos souvenirs.

Il en est ainsi de notre mémoire personnelle, mais aussi collective : on ne peut ni la renier, ni l'expurger ou la maquiller, il faut l'accepter dans toute sa complexité.

Dans Balco Atlantico , le romancier dit avoir étudié une « reconstitution » de la mémoire qui justifie l'action de groupes terroristes.

Dans où j'ai laissé mon âme, il ne s'agit pas de reconstituer le passé à partir du présent que nous connaissons, mais de le proposer tel qu'il apparaissait aux protagonistes de l'époque, avec le risque pour le lecteur de s'identifier un temps au point de vue d'un tortionnaire de la bataille d'Alger.

Jérôme Ferrari pose l'équation d'un présent complexe où il est difficile de trouver sa voie, car tout n'est pas immédiatement noir ou blanc, acceptable ou condamnable, mais il maintient que le discernement peut surmonter la difficulté des "pistes brouillées".

Il a présenté son livre où j'ai laissé mon âme, en Algérie, où l'histoire est "passablement restaurée" au profit du FLN, qui récupère ainsi la mémoire, mais sa conception de la complexité des situations et du tragique des choix lui a assuré un auditoire attentif et bienveillant.

Tu étais présent aux rencontres de Saint-Nazaire ? Malheureusement, c'était un peu loin pour moi ! Belle affiche en tout cas :

http://blogs.mediapart.fr/edition/bookclub/article/291011/rencontres-litteraires-internationales-de-saint-nazaire-2011/

oui, je n'ai pas tout vu, mais Jerôme Ferrari, je l'ai choisi, et trouvé très percutant.

rotko a écrit:

oui, je n'ai pas tout vu, mais Jerôme Ferrari, je l'ai choisi, et trouvé très percutant.

Comme j'aurais voulu être là ! C'est un écrivain qui m'impressionne.

Un dieu un animal est paru en poche chez Babel en mai 2012, n°1113, 109 p., 6,70 €

Vous pouvez en lire un extrait : http://issuu.com/actes_sud/docs/undieuunanimalactessud/1

Le dernier roman de Jérôme Ferrari, Sermon sur la chute de Rome (208 p.) paraîtra le 22/08/2012, toujours chez Actes Sud


Présentation de l'éditeur :

Empire dérisoire que se sont constitué ceux qui l’ont toujours habité comme ceux qui sont
revenus y vivre, un petit village corse se voit ébranlé par les prémices de sa chute à travers quelques
personnages qui, au prix de l’aveuglement ou de la corruption de leur âme, ont, dans l’oubli de
leur finitude, tout sacrifié à la tyrannique tentation du réel sous toutes ses formes, et qui, assujettis
aux appétits de leur corps ou à leurs rêves indigents de bonheur ou d’héroïsme, souffrent, ou
meurent, de vouloir croire qu’il n’est qu’un seul monde possible.


Diable ! Quelle phrase lourde et obscure pour présenter un livre ... (l'éditeur en question devrait se méfier de son amour pour les subordonnées relatives !)

"Le sermon sur la chute de Rome" de Jérôme Ferrari

en écouter des extraits.

Le magazine littéraire avait aussi donné quelques textes de ce récit.

Le sermon sur la chute de Rome fait écho aux sermons que Saint Augustin prononça suite au sac de Rome - prélude à la chute de l'Empire romain - pour apaiser le profond désarroi de ses frères en leur faisant miroiter la cité de Dieu, car les mondes terrestres ne sont pas plus éternels que les hommes.
Comment affronter la fin des mondes humains sans désespérer de la vie ? Peut-être en écoutant ce sermon compassionnel romanesque d'une cruelle lucidité que Jérôme Ferrari adresse à ses lecteurs.
L'auteur explore le «cycle immuable de la naissance et de la mort» au travers de mondes terrestres multiples, individuels et collectifs, qui se côtoient, s'emboîtent et se succèdent à l'infini, ranimant le temps d'un livre les vestiges des mondes morts et faisant revivre leurs fantômes tout en exhumant, tel un archéologue du présent, des mondes enfouis dans le secret des vivants. Et il s'intéresse particulièrement aux passages entre ces différents univers, à ces mondes qui soudain s'écroulent sans qu'on ait rien vu venir ou ces seuils jamais franchis qui jalonnent le réel, au difficile abandon de l'enfance pour entrer dans le monde adulte et surtout au mystère de la mort.

Le livre a pour «centre de gravité» un village corse auquel Jérôme Ferrari s'amuse à rattacher la belle-famille du héros d'Où j'ai laissé mon âme dont nous suivons deux générations, celle du grand-père et celle des petits- enfants. Et il nous ramène dans le bar de Marie-Angèle Susini huit ans après le fait divers sanglant sur lequel s'ouvrait Balco Atlantico dont il semble prolonger la thématique principale de la mémoire.

Le sermon sur la chute de Rome est un roman à l'humanité apaisante dont les préoccupations mystiques ne sont pas absentes. Car si le monde fictif de Jérôme Ferrari reste ancré dans la cité des hommes, l'auteur sait y porter un regard perçant capable de dépasser la matérialité des mondes terrestres.
Tantôt drôle ou touchant, poignant et douloureux, lucide et caustique, nostalgique ou inquiet, ce sixième roman revêt des tonalités très variées, prenant dans certains passages une dimension épique confinant au mythe. Et le retour de la dérision, totalement absente dans ses deux derniers livres, sera sans doute une découverte pour certains.

Le sermon sur la chute de Rome, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 28/08/2012, 208 p.

parfait, merci Ecaminade. Pour une fois j'ai envie d'écouter un sermon!

Merci Ecaminade Voilà un livre qui me tente beaucoup, je préfère lire ce sermon plutôt que l'entendre