Jérôme Ferrari

A mon tour, pour une mise en bouche.

1/4

L’exorde du « sermon sur la chute de Rome » ne manquera pas de saisir le lecteur. A partir d’une photo de famille prise en 1918 où il ne figure pas, car non né, Marcel s’interroge sur ses origines, mais aussi sur une époque : fin d’un monde détruit par la guerre, fragile espoir ou attente d’un renouveau, voilà le contexte historique de « la comédie de la génération et de la mort. »

C’est une méditation lyrique, avec reprises et périodes, où l’exergue de Saint Augustin, puis les maximes ou versets au début de chaque partie, donnent une envergure intemporelle, « sub specie aeternitatis » : l’engagement militaire de Marcel ne l’amène pas à croiser au large de Bône, mais de la vieille Hippone, vaste champ de réflexion !


Ruines d'Hippone, basilique Saint-Augustin.

in the dark places, chanson choisie par Jerôme ferrari pour son entretien du lundi 29 octobre sur france musique.

Spoiler:

ainsi que

Marcellu Acquaviva / Ghjuvan Claudiu Acquaviva, Sumiglia

Ensemble A Filetta.

Ecouter l'émission en différé.

rotko a écrit:

C’est une méditation lyrique, avec reprises et périodes, où l’exergue de Saint Augustin, puis les maximes ou versets au début de chaque partie, donnent une envergure intemporelle, « sub specie aeternitatis » : l’engagement militaire de Marcel ne l’amène pas à croiser au large de Bône, mais de la vieille Hippone, vaste champ de réflexion !

Ce roman que l'on peut voir sous différents angles est en effet une vaste méditation métaphysique sur le temps, thème récurrent chez l'auteur mais qu'il n'avait jamais abordé avec cette envergure. L'ampleur de ce roman qui semble par ailleurs englober tous les autres, tout l'univers romanesque de l'auteur , rend ce Sermon fascinant. C'est pourquoi aussi ce livre peut sembler moins puissant que les précédents dont le sujet était plus resserré plus concentré.

Balco Atlantico vient de paraître en collection de poche, Babel n°1138, octobre 2012, 198 p., 7 €

2/4 le sermon

Avant d’en venir au corps même du récit, mettons les choses au point sur un didactisme supposé par le titre du Sermon sur la chute de Rome ;

La péroraison - revue par l’auteur, ne livre pas une leçon de certitudes religieuses : on y découvre au contraire deux arguments pour un doute raisonnable sur les relations entre Dieu et les hommes.

Quelle promesse Dieu peut-il faire aux hommes, Lui qui les connaît si peu qu’Il resta sourd au désespoir de Son propre fils et ne les comprit pas même en Se faisant l’un d’eux ?

Et comment les hommes se fieraient-ils à ses promesses quand le Christ lui-même désespéra de sa propre divinité ?

L’oeuvre autorise donc diverses interprétations qu’on tirera du récit lui-même,

Augustin […] se demande avec angoisse si tous les fidèles en pleurs[…] n’avaient pas compris ses paroles bien mieux qu’il ne les comprenait lui-même.

comme des réflexions des personnages - et de l’auteur, sur leurs vies dans cette histoire polyphonique
aux accents variés.

rotko a écrit:

2/4 le sermon

Avant d’en venir au corps même du récit, mettons les choses au point sur un didactisme supposé par le titre du Sermon sur la chute de Rome ;

(...)

L’oeuvre autorise donc diverses interprétations qu’on tirera du récit lui-même, (...)

Oui, il ne s'agit pas d'un sermon didactique démonstratif même si au départ il délivre bien une vérité ( les mondes humains sont mortels). Mais à partir de là, c'est à chaque lecteur de tirer la leçon de ce sermon - et plus largement de la parabole qui vient l'illustrer -, à chacun de trouver son propre enseignement pour mener sa vie...

le sermon sur la chute de Rome

3/4

Après des études ratées, Matthieu et Libero optent pour un coin de paradis, du moins « le meilleur des mondes possibles » en Corse où ils tiendront un bar. Celui-ci qui servait jusqu’alors des habitués
- paysans ou chasseurs, évolue vers le tripot, puis vers le « bar à putes », où se ruinent, matériellement et moralement, les clients puis les patrons. Ce microcosme local conduit à une forme d’apocalypse d’où le sang ne sera pas exclu.

Le bar mène donc, à son échelle, au Chaos, comme l’avaient fait pour les générations précédentes, la guerre de 14-18, celle de 39-45, et l’entreprise coloniale, en Afrique, au sens large.

Ce thème de la vanité des actions humaines, introduit dans l’exorde, correspond à chacun des personnages du récit, y compris les protagonistes secondaires comme Gratas : de la gérance du bar il passe à la plonge, comme d’autres échouent dans leurs amours respectives, non sans que l’auteur en décrive les trajectoires avec une verve comique.

A vrai dire les mêmes personnages connaissent des revers où la scène hilarante initiale se change en tragédie : Virgile Ordioni est au centre de la farce en émasculant les cochons, comme à l’origine d’un drame similaire avec Pierre Emmanuel Colonna ; Annie, la bonne « hôtesse » joue les boute en train avant d’être une suppliante pathétique.

Les petits destins individuels concourent au thème principal où « les maîtres d’un monde parfait, un pays béni, ruisselant de lait et de miel » sont le fruit de la rencontre « d’un imbécile avec un autre imbécile » pour « proférer à son aise toutes sorte d’imbécillités ».

Ce ton ironique où les protagonistes acquiescent « à la stupidité du monde » se change dans la bouche d’Aurélie en sévère mercuriale contre Mathieu, son frère, qui « mène une vie de con, la bringue et le cul, et la bêtise crasse dans laquelle il se vautre comme un porc dans son fumier ».

le sermon sur la chute de Rome

4/4


Même stupidité dans le projet global des colonisateurs représentés notamment par « un gendarme dont le penchant pour la boisson s’affirmait chaque jour un peu plus, un médecin d’ores et déjà alcoolique et un missionnaire qui disait la messe en latin devant des femmes aux seins nus, et tentait de fasciner un auditoire récalcitrant en répétant l’histoire du Dieu qui s’était fait homme avant de mourir en esclave pour le salut de tous. »

On repère facilement dans les lieux cités des endroits qui ont compté dans la vie de Jérôme Ferrari, et dans l’évolution du bar, les dérives de sa Corse natale, avec des patronymes d’actualité.

Toute cette moisson de thèmes et de destins est intégrée par l’auteur dans un projet d’envergure, né de la connaissance du sermon d’Augustin à Hippone, là où le seul personnage positif, Aurélie, fait des fouilles archéologiques.

Elle diagnostique les maux du présent à la lumière du passé, comprend la disparition des mondes à laquelle elle assiste, et y voit, comme l’auteur, la faute d’esprits humains victimes de la Bêtise.

Le cadre de ma fiction littéraire, c’est la Corse, où le bar est le lieu de circulation, le lieu de rencontres de gens qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. C’est une mine, et aussi il n’y a pas tellement d’autre endroit où situer une fiction, ma connaissance de la ruralité étant à peu près égale à zéro. Dans mon village, comme dans les autres, le bar était l’astre autour duquel tout gravite.

je suis resté une semaine sur une page. Au début les dialogues me posaient des problèmes, et quand les dialogues sont ratés dans un roman, toute l’illusion de réalité est par terre en deux secondes, on a l’impression d’avoir entre les mains - ce qu’on a d’ailleurs - un artifice pur. Je pense que je n’écrirai jamais de roman de 500 pages, moi qui aime tellement les romans russes. Ce n’est pas l’expression d’un regret. Mes romans sont toujours plus courts que ce que j’avais imaginé. Je suis de plus en plus concis.

un entretien de l'auteur sur Libé

Très intéressant, cet entretien sur Libé : merci rotko

Un entretien tout à fait intéressant en effet. Je me permets d'en donner le lien pour en faciliter la recherche.

http://www.liberation.fr/livres/2012/10/31/je-savais-que-j-avais-saint-augustin-et-mon-bar_857384

oui, tu as bien fait, Ecaminade, je devais le mettre et j'ai oublié. Merci d'y avoir pensé.

je t'emprunte donc un autre entretien encore plus complet, avec des considérations qui détruisent l'idée d'un puzzle fait après coup. Rien n'est gratuit :

le projet de forme dans Le sermon sur la chute de Rome qui est un peu invisible mais très important à mes yeux, c'est que je voulais que le roman instaure une chronologie qui était la sienne et qui n'avait rien à voir avec la chronologie des événements décrits dedans.

J'ai écrit le roman absolument dans l'ordre où il est lu et chaque fin de chapitre appelle le début du suivant. Un rappel pas très visible mais constamment là, qui permette que cela s'enchaîne en dehors de la chronologie des événements dont je parle. Pour constituer une trame afin d’y fixer les différents fils narratifs.

lire la suite sur Evene avec une video !

Un bel article , approfondi et pertinent, sur Un dieu un animal . Il date de juillet 2009 mais mérite d'être découvert ou redécouvert !

http://www.musanostra.fr/auteurundieuunanimalferrari.html

On trouve aussi sur ce même site de Musanostra un beau billet sur Balco Atlantico .

Voila de belles lectures critiques qui devraient éclairer notre lanterne, merci !

En lisant des articles sur Drago jancar, je pensais à Jérôme ferrari : le romancier slovène fait parfois intervenir dans son récit un personnage antérieur, même sous forme d'un rapide aperçu, ce qui crée des traits d'union entre les oeuvres.

D'autre part Drago Jancar développe l'idée qu'un microcosme peut être le theâtre d'un phenomène beaucoup plus important, national, européen ou même plus ( !). Une petite ville provinciale, comme "Maribor" (in Aurore Boreale) connait "de gros conflits comme n'importe quelle capitale dans le monde".

Citation :

Des évenements qui auront de grandes conséquences pour l'Europe peuvent se déclencher dans de petites villes comme Maribor. L'Histoire peut se trouver en germe dans une ville" (1)

je pense au rapprochement d'un bistrot corse et de la chute de Rome, et à un vendeur de légumes ambulant qui déclenche de Sidi Bouzid une ou plusieurs révolutions.

(1) matricule des anges n° 128.

Ecaminade, je peux t'envoyer une nouvelle de Drago Jancar.

rotko a écrit:

Ecaminade, je peux t'envoyer une nouvelle de Drago Jancar.

Avec plaisir!
Et la nouvelle du jour :Le Goncourt pour Jérôme Ferrari ! http://www.liberation.fr/livres/2012/11/07/jerome-ferrari-remporte-le-prix-goncourt_858766

Je viens de relire vos commentaires et analyses pleins de finesse, Rotko et ECaminade concernant Le sermon sur la chute de Rome.

Citation :

[…] un roman à l'humanité apaisante dont les préoccupations mystiques ne sont pas absentes. Car si le monde fictif de Jérôme Ferrari reste ancré dans la cité des hommes, l'auteur sait y porter un regard perçant capable de dépasser la matérialité des mondes terrestres.
Tantôt drôle ou touchant, poignant et douloureux, lucide et caustique, nostalgique ou inquiet, ce sixième roman revêt des tonalités très variées, prenant dans certains passages une dimension épique confinant au mythe. Et le retour de la dérision, totalement absente dans ses deux derniers livres, sera sans doute une découverte pour certains.

Je suis d’accord avec toi, ECaminade pour le « regard perçant » de l’auteur, la variété des tonalités, le côté caustique ou ironique de certains passages mais je n’ai pas vu dans cette œuvre « un roman à l’humanité apaisante », loin de là. C’est pour moi un livre très pessimiste avec une vision du monde désespérante. Il n’y a guère qu’Aurélie l’archéologue, qui plus est une femme, qui soit un personnage apparemment positif. Apparemment, car en fin de compte, avec son extrême lucidité qui lui fait comprendre mieux que quiconque le monde condamné à disparaître qui l’entoure, elle a, elle aussi, quelque chose de glaçant et de cruel dans son comportement à l’égard de Massinissa, l’Algérien archéologue qui travaille avec elle :

Citation :

Elle ne lui laissa pas de lettre. Elle ne voulait pas lui laisser autre chose que son absence car c'est par son absence qu'elle hanterait Massinissa pour toujours, comme le baiser d'une princesse disparue hantait encore le roi numide qui portait son nom.

J’ai beaucoup aimé le début du livre, très original, qui, avec la photo, place d’emblée toute la famille sous le signe de l’absence et de la disparition comme si elles étaient programmées.
En revanche, je ne suis pas sûre que les phrases de Saint Augustin qui ponctuent le texte lui apportent un éclairage si décisif. Pour ma part, à force, j’en ai été presque agacée et le procédé m’a paru quelque peu artificiel. De même, j’ai apprécié en esthète le style extrêmement travaillé de l’auteur qui joue avec les mots en virtuose, en particulier dans les longues périodes qui se déroulent sur des pages entières. Mais là aussi, à force, je trouve que la virtuosité confine à l’excès et surtout, j’ai eu beaucoup de mal à supporter l’absence totale sur des pages et des pages de la moindre pause. J’aime qu’un texte m’offre des respirations et là, j’ai fini par étouffer ! Trop, c’est trop, surtout que les livres d’Actes Sud se présentent de plus en plus avec des marges trop réduites surtout côté intérieur, ce qui gêne la lecture.
Pour finir, j’ai nettement moins apprécié ce roman que Où j’ai laissé mon âme qui m’avait paru d’une grande puissance. Celui-ci est d'un abord difficile. Sans doute conviendrait-il le relire pour en déceler les subtilités, encore faudrait-il en avoir envie !

@ nicyrle

Ce qui est apaisant, c'est l'humanité de ce regard lucide porté sur le monde.
Un monde montré tel qu'il est, ce qui n'a à mes yeux rien de pessimiste (une vision optimiste ne nous présenterait pas la réalité et, de toute façon, tout cela finit mal , toute destinée humaine est tragique...)

Aurélie n'est pas un personnage monolithique, d'une grande bonté par certains côtés elle se montre très dure en effet envers son compagnon algérien, mais elle est profondément lucide sur elle-même, ce qui lui donne une grande force. Aussi, pour moi, illumine-t-elle ce livre.

Personnellement, j'ai lu ce livre d'une traite, emportée par son souffle ( comme tous ceux de Ferrari qui, d'une longueur raisonnable, le permettent) et ce n'est qu'après que j'ai pu respirer.

Ce livre est très différent du précédent, et heureusement car il faut qu'un auteur se renouvelle. Je suis d'accord avec toi, il n'a pas la puissance d'Où j'ai laissé mon âme, beaucoup plus resserré et de ton uniforme, et s'appuyant sur une histoire récente ayant profondément marqué notre société, encore vive dans nos mémoires.
Ses qualités résident au contraire dans sa variété de ton et son envergure vertigineuse qui englobe tous ces mondes passés, présents et à venir, ces mondes qui se succèdent et s'entremêlent, mais aussi tout l'univers romanesque de l'auteur. On peut y voir une vaste méditation sur le temps.

Comme toi, ECaminade, j'ai trouvé que la lumière, dans ce livre, venait d'Aurélie, personnage aussi subtil qu'attachant mais, si j'ose dire, heureusement qu'elle est là ! Car je persiste à avoir le sentiment que ce "regard lucide" sur le monde engendre chez le lecteur une impression de fatalité, d'écrasement tragique, comme si toute idée de réussite, de bonheur tout simplement, était à exclure pour l'homme, condamné à disparaître comme toutes ses créations, en aucun cas pérennes.
Sans doute faudrait-il lire ce roman d'une seule traite, comme tu l'as fait, ne serait-ce que pour bien voir les liens tissés d'un chapitre à l'autre, d'un personnage à un autre. Ce ne fut pas mon cas, pour toutes sortes de raisons, et cette découverte fragmentée a probablement nui à mon ressenti final. Cela dit, en admettant que j'aurais eu le temps de le faire, je crois que je n'y serais pas parvenue à cause de la présentation quasi monolithique du texte, pratiquement sans pauses, qui génère, pour moi, un inconfort de la lecture trop prononcé.

Bonjour,
je n'avais jamais entendu parler de Jérôme Ferrari, je ne connaissais pas l'existence de ce fil (tres riche...) sur GDS*, et aujourd'hui en me baladant à la recherche de papier-déco dans mon supermarché je suis passé au rayon livres... Je suis plus porté vers les livres d'histoire universitaires que sur les romans (à part lorsque Rotko me fait découvrir des auteurs cubains ) et je ne sais pourquoi je suis tombé sur "Le sermon sur la chute de Rome" (sans doute le titre et sa référence à Saint-Augustin)..J'ai jeté un oeil sur la quatrième de couverture et j'y ai vu tout un enchevêtrement de pistes qui croisent ma propre histoire (la Corse, la Tunisie de Saint-Augustin, mon goût pour l'histoire romaine...) c'était trop pour resister, j'ai acheté le livre...J'ai jeté un oeil sur GDS* pour voir si on en parlait et une fois de plus GDS* répond aux aspirations des lecteurs, félicitations....J'ai lu rapidement vos propos sur ce fil, je vais y revenir à tête reposée..Sur internet j'ai trouvé cette interview de Jérome Ferrari :

Voir l'interview de Ferrari par Nathalie Crom

Cher Bill, j'attends avec intérêt ton point de vue sur ce livre.

nicyrle a écrit:

Cher Bill, j'attends avec intérêt ton point de vue sur ce livre.

oui, une belle occasion que tu as saisie.