Alaa el Aswany [Egypte]

J'ouvre donc l'échange par une remarque personnelle :

Citation :

« Il faudrait un artiste de grand talent pour peindre expression du visage d’une femme de la terrasse, le vendredi matin quand son mari descend prier… »

C’est une remarque typiquement balzacienne où l’auteur, pour un effet visuel, demande le secours d’un peintre. Je pourrais en citer des exemples fréquents chez l’auteur du père Goriot.

D’autres rapprochements s’imposent, comme la correspondance entre le personnage et son milieu. On sait que

Citation :

« Madame Vauquer explique la pension comme la pension implique le personnage »,

de même que le

Citation :

« bagne explique et implique l’argousin »

.

Or voyons :

Citation :

« Abaskharoun dans un des coins de l’appartement avec sa béquille et sa galabieh toujours crasseuse, son douloureux visage de vieillard misérable et son sourire servile, il paraissait alors s’activer dans son milieu naturel (comme le poisson dans l’eau et les insectes dans les égouts ».

Comme dans la pension Vauquer, on trouve des intrigues étonnantes (comment voler l’appartement d’un propriétaire par un artifice de signature, ce qui nécessite la compromission de Boussaîna), comme celles proposées par Vautrin à Rastignac.

Idem, la pension Vauquer est des trois sexes. Or l’immeuble Yacoubian (même unité de lieu globale dans le récit) fait aussi intervenir des amours hétéro et homosexuelles.

Je fais ces rapprochements sans qu’ils nuisent à Alaa el Aswany dont le talent de conteur et la maîtrise de la construction de l’ouvrage sont incontestables.

Rotko, je trouve tes rapprochements avec Balzac très justes, même si je n'y avais pas pensé du tout en lisant Alaa el Aswany !

Le romancier présente une sorte de « roman choral » où le lecteur suit les itinéraires de plusieurs personnages, avec rencontres, séparations, retrouvailles etc.

Derrière, c’est toute l’Égypte qui apparaît dans une grande fresque à l’époque de la guerre du golfe. Le panorama n’est pas réjouissant : corruption, arbitraire, intolérance, répression politique, et pratiques policières indignes. Voilà ce qui ressort du livre et explique bien des comportements.

Une belle figure du roman : Taha, garçon doué mais fils de concierge, se voit rejeté en raison de ses origines, et il trouve réconfort dans les milieux islamistes. Sans la violence du pouvoir, il n’aurait pas basculé dans l’extrémisme.

D’autres pratiques apparaissent liées à l’arrogance et à l’intransigeance des notables : les employées soumises au harcèlement sexuel des patrons, l’homophobie devenue courante, etc. autant de faits qui empoisonnent la vie quotidienne et expliquent les personnages ;

On se doutait avec les psychanalystes que l’argent et le sexe avaient partie liée.

Balzac le disait déjà :

Citation :

« non pas des visages mais bien des masques […] tous empreints des signes d’une haletante avidité. Que veulent-ils de l’or ou du plaisir ? »

In la fille aux yeux d’or.

Effectivement, prés d’un siècle sépare les 2 romans, quelques thèmes, notamment la suprématie de l’argent sur toute valeur sociale, se rejoignent.
A mon humble avis, l’originalité d’un texte littéraire ou artistique est difficile à cerner.
Depuis le roman d’Apulée de Mador, qui lui aussi n’a probablement pas acquis sa culture du néant, on ne s’arrête pas de faire des rapprochements entre différentes productions.
La similitude des événements, des personnages des techniques, et autres est souvent présente dans pas mal d’oeuvres. on a toujours, l'impression de revoir certaines choses.
Les histoires se rapprochent à travers le temps, mais le succès d’une production tient beaucoup à la touche personnelle et parfois spécifique voire bouleversante de l’auteur. Tout le géni est là.
Avec la notion d’intertextualité, on peut sans doute expliquer toute ressemblance.

Alaa El Aswani lui, a essayé avec courage, de donner une image plus au moins fidèle d’une réalité donnée. La technique n’est certes pas nouvelle mais la touche si..

sarabennada a écrit:

Alaa El Aswani lui, a essayé avec courage, de donner une image plus au moins fidèle d’une réalité donnée. La technique n’est certes pas nouvelle mais la touche si..

Parfaitement ! et j'ai bien précisé que ces rapprochements n'étaient pas des reproches ou des griefs à Alaa El Aswani.

Je prends un peu de hauteur dans ce compte-rendu pour ne pas couper l'herbe sous le pied des grains qui ont aussi lu ce livre passionnant.

rotko a écrit:

Je prends un peu de hauteur dans ce compte-rendu pour ne pas couper l'herbe sous le pied des grains qui ont aussi lu ce livre passionnant.

C'est bien gentil de ta part , Rotko, comme ça , on pourra rester au ras des pâquerettes, comme d'hab!!

je ne veux pas entrer dans le détail de l'histoire, tel est le sens de mon expression.

J’aurais souhaité entamer une discussion plus passionnante sur ce roman, mais avec ma façon de procéder je crois que j’ai tout bousillé. Je taquine souvent les gens que j’apprécie, mais aucune arrière pensée…j’apprends bcp avec vous.. merci

(sans aucune arrière pensée…)

Ne t'inquiète pas, Sarabennada, là c'est Albert qui joue la taquinerie.

Lance la discussion, je crois en effet qu'on peut en dire davantage sur les personnages et sur leurs mobiles, notamment.

Merci Rotko.

allez, je plonge dans l'immeuble Yacoubian

Pour moi, le noyau originel du récit, c’est le couple de Taha et Boussaîna, qui, au contact respectivement de l’injustice et des compromissions, se sépare et prend des directions différentes.

Le premier s’accomplit dans une vengeance personnelle où il retrouve sa dignité, plus que dans une mission islamiste proprement dite.

La seconde se découvre et s’accomplit auprès de Zaki,, un des tenants du désir qui évolue vers l’Amour.

La même évolution que Zaki serait celle d’Hatem Rachid, dans une variante homosexuelle.

Zaki et Hatem Rachid sortent de la société par le haut, en personnes désintéressées qui conquièrent ainsi leur noblesse.

- A l’opposé, ce sont les intrigants

comme Abaskroun et son frère Malak, ou comme Daoulet, la sœur de Zaki qui veut s’emparer de l’appartement de son frère par des manigances : des âmes de bas étage.

A l’étage au-dessus, Hadj Azzam, capable de toutes les vilenies, se lance dans les intrigues politico financières.

Tous ces gredins trouvent leurs complices dans un régime égyptien corrompu.

- Que le récit s’achève avec le premier groupe est plutôt rassurant !

Analyse méticuleuse du livre,originale et curieuse ,d’approcher Balzac à cet auteur, continents et époques différentes, mais les sentiments,l’avidité n’ont pas changé et restent toujours pareils .
L’analyse d’un expert, Rotko, et œuvre de Aswany a le mérite de nous faire connaître, lieux et personnages exotiques.

Al Aswaany, décrit un microcosme Egyptien l'immeuble Yacoubian, comme un reflet de la société égyptienne actuelle, finalement pas si différente de la notre...

Il y a dans cette société une forte tendance à l'homéostasie: rien ne doit changer.
L'ascension sociale est freinée par les nantis en place. Lorsque Taha, fils de gardien, qui a réussi ses études souhaite trouver un emploi dans la police, on le lui refuse en raison de ses origines sociales, sans que cela ne soit dit franchement.
p26"
....les emplois dans la police et dans la magistrature...devraient être réservés aux fils de bonnes familles, car si les enfants des portiers repasseurs et leurs semblables, obtenaient un pouvoir quelconque, ils l'utiliseraient pour compenser le sentiment de frustration et le complexe d'infériorité acquis dans leurs anciennes fonctions..."

Taha, lui , voudrait que la jeune fille dont il est amoureux, reste dans un rôle traditionnel: qu'elle ne porte pas de robe, qu'elle ne se maquille pas.

Il ne se rend pas compte que son désir de permanence des traditions dans les relations hommes/femmes procède du même désir de permanence qui l'empêche d'obtenir un emploi dans la police. Il n'est simplement pas dans la même position dans les deux cas:
avec Boussaïna, il se sent en position haute, pouvant avoir des exigences qu'il considère comme légitimes, face aux examinateurs, il est en position basse du solliciteur.

Le système D est roi, on trafique les factures, on use de ses relations, de bakchich pour obtenir un emploi, de l'argent, un appartement...

la relation à l'Occident est ambigüe: on peut y émigrer, partir étudier.
p 99 "Pour eux , Progrès et Occident étaient deux mots presque synonymes..."
mais pour les intégristes l'Occident est l'ennemi:
p 129
"l'Islam et la démocratie sont deux contraires qui ne se rejoignent jamais.......La charia du Dieu de vérité ....ne se discute pas et ne s'examine pas.On lui obéit et on la met immédiatement en application par la force."

L'amour a peu de place dans les relations:
Les femmes pauvres se soumettent aux hommes pour pouvoir obtenir un travail, ou de quoi vivre en se mariant. Les hommes pauvres, peuvent parvenir aux mêmes résultats en se donnant à un homme riche.

Taha, empêché de trouver un travail dans la police, perdant la femme qu'il aime parce qu'elle cherche son salut social ailleurs, se réfugie dans l'islamisme militant: il cherche à détruire ce à quoi il pensait avoir droit, et qui lui est refusé.

Je ne suis pas sûr que la société égyptienne soit si différente de la société française; ça me semble plutôt une question de degré qu'une question de nature.
Un beau roman, lucide, faisant se répondre plusieurs voix, agréable à lire et donnant à penser.







"

D'accord avec toi sur beaucoup de points, Albert.
Le romancier quitte sans doute le particularisme egyptien pour le lecteur, mais l'empreinte initiale reste forte;
C'est l'histoire de Soad qui m' a le plus touché. Enceinte, elle est victime de pressions et de violences pour mettre fin à sa grossesse. L'auteur ne nous dit pas tout, mais ce qu'il rapporte en est d'autant plus fort et perturbant.

que dois je dire apres 'rotko et Albert qui ont fait une lecture top niveau..c'est fort!
je suis tres loin de chez moi et je n'ai pas le livre entre les mains pour d'eventuelles citations ou references, mais je peux dire que l’histoire ou encore mieux les histoires de ce roman ont été toutes achevées d’une manière catégorique et suivant une logique assez répandue dans le monde oriental (le mal ne doit pas durer éternellement) de ce fait aucun suspens n’a perduré : le sort de Hatem avec Rachid, la fin de Taha, l’avortement et la rupture de la liaison du hadj A, la mort de l’enfant de rachid, le refus de Boussaina de trahir la confience de Zaki , le mariage de Zaki... tout est sanctionné par la morale.

Quant au déroulement des événements, Le personnage principal de chaque histoire enchâssée dans une autre ou carrément en parallèle est presque autonome.parfois sa presence ou son absence dans l'autre histoire n'influe pas directement sur le cheminement des evenements. C'est des tranches de vie qui se rejoignent pour consolider la thése de de la malvie dans un systeme assez complexe.

Albert a écrit:

Je ne suis pas sûr que la société égyptienne soit si différente de la société française; ça me semble plutôt une question de degré qu'une question de nature.

Pour juger de l'empreinte egyptienne proprement dite, il te reste à lire Chicago, puisque le récit se passe dans le milieu egyptien aux USA

autre info : Alaa el-Aswany refuse la traduction en hébreu de son immeuble yacoubian

Un centre israélo-palestinien militant pour la paix a annoncé la diffusion gratuite à ses adhérents d'une traduction en hébreu du roman égyptien "L'immeuble Yacoubian" malgré l'opposition de l'auteur, qui a violemment dénoncé jeudi cette initiative.

"M. Aswany a refusé la traduction du livre en hébreu en Israël", rappelle le message, qui comporte en pièce jointe une traduction en hébreu de l'ouvrage, réalisée à titre gracieux, précise l'IPCRI qui explique sa démarche par son désir "d'étendre la sensibilisation et la compréhension culturelles dans la région".

Alaa al-Aswany : "Ce qu'ont fait ce centre et le traducteur, c'est du piratage et du vol et je vais porter plainte auprès de l'Union internationale des éditeurs. Ma position ne change pas quant à la normalisation avec Israël : je la refuse complètement".

J'ai tout à fait envie de poursuivre la découverte de cet auteur. Le refus de la traduction en hébreu me laisse perplexe...
Il me semble contradictoire avec l'ouverture d'esprit que montre l'auteur....
Il faudrait mieux connaître ses raisons.

Moi aussi, je suis déçu de cette décision radicale, mais pas tellement surpris en fin de compte. Israêl invite des auteurs arabes sur son sol, pour des manifestations culturelles diverses, et les écrivains arabes qui acceptent sont très mal considérés, voire mis en quarantaine comme des "collabos", teels sont les échos que j'en ai eu.

En l'occurence, L'IPCRI ( Centre de recherche Israël/Palestine pour la recherche et l'information), militant pour la paix, qui organise notamment des rencontres et des colloques sur le processus de paix, est codirigé par un Israélien et un Palestinien.

C'est dire les difficultés rencontrées, y compris en Israël par des chefs d'orchestre comme Daniel Barenboïm et l'Orchestre Divan occidental-oriental qui fait jouer ensemble des instrumentistes israeliens et arabes palestiniens.

rien ne va en Égypte pensait et disait Alaa El Aswani en avril 2008

« Parfois, je me demande ce que je vais écrire. J’ai tout écrit, et rien ne change. En Égypte, nous avons la liberté de parler mais pas la liberté de parole, et on ne peut rien faire en écrivant. » [...]

Dans toute l’Égypte, dit-il, les salariés s’étaient récemment mis à manifester et faire grève. Et l’histoire du pays ne fut pas avare d’exemples de colère populaire explosant spontanément pour s’achever en révolutions. « Et la situation est à présent si mauvaise, ajoute-t-il avant de ménager un silence théâtral, qu’on ne peut pas continuer comme ça. Il faut que ça change. Je pense qu’une grande surprise nous attend. »

tout l'entretien sur Books

Dans une interview, lors de la publication de son roman "Chicago",El-Aswani a dit aussi:

Citation :

"J'ai découvert après avoir fini le roman que le problème de l'écrasement de la dignité par des
systèmes injustes existe des deux côtés, qu'il s'agisse de la dictature ou du capitalisme qui écrase les
faibles."

Il a usé de sa plume pour ajouter un plus au combat intellectuel que mènent d'autres personnes
qui militent aussi pour un certain nombre de droits essentiels, pour ce qu'on appelle la "démocratie".
la sonnette d'alarme cette fois-ci, retentit dans plusieurs endroits, notamment en Afrique et au moyen orient...
le mal est identique parait-il

ouiiiiiiii le mal est identique en effet Alaa el Aswany s'est positionne toujours a gauche. il etait contre le parti au pouvoir.

cinquante chroniques de la révolution égyptienne rédigées comme des nouvelles : le romancier se sert d’un fait divers, d’une rencontre ou d’une anecdote pour décortiquer et dénoncer les blocages de l’Égypte.

. Il conclut la plupart de ses articles par une formule, " la démocratie est la solution".

Dans ces chroniques, commencées trois ans avant le printemps arabe, l'auteur dénonce

"l’incompétence du gouvernement, la corruption de l’État, la tentation héréditaire de la transmission du pouvoir, la déliquescence des services publics, les violences faites aux femmes, l’extrémisme islamiste ou les exactions des forces de sécurité qui n’hésitent pas à pratiquer, outre le mépris, la brutalité au quotidien".

Très envie de lire ce dernier livre : merci rotko

nicyrle a écrit:

Très envie de lire ce dernier livre : merci rotko

Nicyrle, moi aussi, j'ai tres envie de lire El Aswany, apres L'immeuble... je n'ai rien lu d'autres. Chicago, p.ex et ce dernier livre...
Quel conteur, ce El Aswany, d'une langue brillante, il parle de tout ce qui compose le quotidin en Egypte, du haut en bas et vice-versa.

Citation :

l’incompétence du gouvernement, la corruption de l’État, la tentation héréditaire de la transmission du pouvoir, la déliquescence des services publics, les violences faites aux femmes, l’extrémisme islamiste ou les exactions des forces de sécurité qui n’hésitent pas à pratiquer, outre le mépris, la brutalité au quotidien".