qu'est-ce qu'un chef-d'oeuvre ?

Bonjour à tous,
Suite au conseil d'un ami, j'ai lu dernièrement La vie et les opinions de Tristam Shandy, gentleman (cité plus haut comme un chef d'oeuvre) et j'ai envie de faire part de cette expérience de lecture pour mettre mon grain de sel dans cette discussion :
Beaucoup de références culturelles familières au lecteur anglais du XVIIIéme siècle m'étaient totalement étrangères ( d'où le besoin d'aller régulièrement voir les notes ce qui me cassait souvent la lecture et les pieds!). Mais en même temps l'humour extraordinaire, la syntaxe bousculée, le mélange des discours, les inventions typographiques et surtout l'impossibilité pour le narrateur de mener à bien son récit... m'ont paru d'une incroyable modernité.
-J'ai l'impression qu'un chef d'oeuvre, qui est comme toute oeuvre produite par un auteur particulier dans un pays, une époque, un contexte eux aussi particuliers, réussit à traverser toutes ces particularités pour tendre à l'universel. Il continuera à être lu (mais évidemment de façon différentes) par les générations à venir.
En même temps, je pense qu'il n'est pas forcément éternel : il peut sans doute un jour tomber dans l'oubli ( de même qu'une oeuvre oubliée peut un jour retrouver des lecteurs.
-Je crois aussi qu'un chef d'oeuvre a nécessairement quelque chose de raté, de pas fini, et que sa beauté tient aussi à cette tension entre ce que le créateur à fait et ce qu'il aurait voulu faire. L'auteur comme le lecteur doit être dans une certaine mesure "dépassé".

oui, Laurence Sterne est actuellement bien méconnu, alors qu'au XVIIIe des auteurs comme Diderot le tenaient en haute estime. Peut-être que son comique empêchait de leprendre trop au sérieux ? pure hypothèse !

Citation :

la syntaxe bousculée, le mélange des discours, les inventions typographiques et surtout l'impossibilité pour le narrateur de mener à bien son récit... m'ont paru d'une incroyable modernité.

Voilà une piste interessante, et je pense en particulier à Georges Perec.

Pour moi, le chef-d'oeuvre doit provoquer un sentiment quasi religieux!

Et bien sur - a chacun - ses chefs-d'oeuvre.

Par Patrice Boillon

Citation :

L'idée d'universalité, quant à elle, ne sort pas en meilleure posture d'une confrontation avec les faits . Elle introduit cependant à une question fondamentale, sous-jacente aussi aux phénomènes d'instabilité historique de la valeur des oeuvres. Cette idée ne tient en effet que par l'hypothèse, exprimée notamment par Hegel dans son Esthétique, selon laquelle l'art, étant la manifestation d'un « Esprit » renvoyant à notre condition humaine, et celle-ci étant, à quelques nuances près, partout la même, il y a universalité des grandes oeuvres, de quelque culture qu'elles émanent. Or cette théorie non seulement a mené pratiquement à bien des jugements absurdes, mais elle n'est en elle-même pas consistante.
Pour qu'elle le soit, il faudrait que l'on puisse détacher les oeuvres de leur média - qu'en littérature, par exemple, le langage intervienne comme un moyen d'expression neutre, et non comme l'objet même de la création - et des conceptions dans lesquelles elles ont été élaborées et où elles trouvent leur pleine intelligibilité. Sur ces deux points, les objections affluent. On connaît, en littérature, la difficulté, voire l'impossibilité de traduire certains mots ou sentiments étrangers, qui ne peuvent être rendus que par des transpositions, des projections. Et, pas plus qu'il n'y a en biologie de génération spontanée, il n'y a en art, comme le dit l'anthropologue américain Marshall Sahlins, d'« immaculée perception ». Tout regard, toute écoute, toute lecture est plongée par force dans une tradition ; elle les structure, et ils la reproduisent. Si les primitifs italiens d'avant la Renaissance comme Cimabue et même le pourtant très Renaissant Botticelli furent jusqu'au milieu du XIXe siècle sous-estimés, sinon ignorés, cela était dû en grande partie à leur dite ignorance de la perspective. Ces peintres étaient des « primitifs », des arriérés, parce que des « non-réalistes » - des jugements qui devaient tomber avec le rendu de la perception immédiate préconisée par les impressionnistes, puis le retour de la peinture à la matérialité du tableau opéré par l'art abstrait.
Comme l'a montré Panofsky - et l'avait compris Léonard de Vinci -, notre perspective « centrale » n'a rien de naturel. Elle ne décrit pas notre vision spontanée des choses. Elle émane d'une représentation, d'une construction délibérée, reposant sur un certain nombre de partis pris, en particulier l'idée d'un oeil unique et immobile, situé hors du tableau, à la manière d'un observateur regardant une scène au travers d'une fenêtre et à une hauteur déterminée : elle est un schème de perception, une « forme symbolique  », liée aux valeurs du temps où elle est apparue - notamment à la constitution, formalisée plus tard par Descartes, d'un « sujet », qui exigeait une séparation nette d'avec « l'objet » et une vue surplombante : « perspectiviste ».

Article très interessant qui montre à quel point nos jugements sont situés dans un contexte historique et dans des "valeurs culturelles".

Le rôle d'un traducteur, ou plus tard d'un critique, sera de nous faire approcher au plus près d'une oeuvre "étrangère", dans tous les sens du mot.