Les larmes d'Opale,

Souvent, C. marchait droit, ne suivant aucune autre ligne que celle bien définie par son cœur. Je me souviens encore du manque de coordination dans ses pas, cela me perturbait beaucoup - je suis un homme de la régularité, ma foi. C. était une belle femme, plus souvent couchée que debout. Ne nous voilons pas la face, C. était une prostituée comme une autre. Un métier qui lui allait à ravir. Elle avait de belles formes qu'elle mettait au service de sa profession. Oh, bien sûr, elle exerçait d'autres boulots par-ci par-là. Il faut dire que C. n'était pas née n'importe où, mais dans ces milieux-là, cela ne se dit pas. On ne choisit pas sa profession, c'est notre âme et notre corps (en toute connaissance de cause ou non) qui nous guident vers le choix subtil et suprême de la vie. C. avait commencé par là pendant ces études, loin de sa famille et à moitié rejetée par ses choix, elle avait dû apprendre quelque chose pour elle, pour survivre. Poser nue, servir... Finalement rien de tout cela ne lui convenait et elle ne trouva d'autres moyens que de se prostituer, d'une part parce que c'est rentable, d'autre part parce qu'elle aimait ressentir la chaleur du corps d'un homme à ses côtés. Au fond, n'est-ce-pas là le désir de chaque homme ? Travailler en jouissant de l'extrême privilège d'être heureux. C. ne rechignait pas à aller sur l'avenue Courbevoie, jamais, elle aimait les odeurs un peu désuètes du magasin occulte devant lequel elle se postait. Il faut dire que l'encens l'avait bercée toute son enfance, comme une espèce de tradition.

Voilà deux ans que C. ne marche plus droit, ses yeux vitreux parcourent le monde sans rien y voir, sa robe bleue se tâche jour après jour. Parfois je la croise, j'essaye de lui faire un signe, je vois ses yeux descendre sur mes mains, les observer, puis son regard remonte et me perce le visage. Elle s'arrête toujours à trente centimètres de moi et repart, en titubant. L'avenue Courbevoie est une espèce de Zanzibar occidental, mais j'entends souvent les vieilles femmes dire en confidence à leur poissonnier des choses ignobles. "C'est une femme de mauvaise vie !", "Prostituée ? C'est vraiment un enfer ! Tiens, d'ailleurs, c'est sans doute bien bas qu'elle se retrouvera. Après." Dans l'absolu, cette femme n'a rien fait d'autre que de vouloir aimer. Au fond, je crois que c'est cela. Aimer. C. ne marche plus qu'en titubant désormais, parce que tituber, c'est vivre un peu quand même. Tituber, c'est survivre, c'est mieux que de s'arrêter. S'arrêter, ce n'est pas mourir, c'est juste subir les choses du temps qui passe, voir chaque seconde s'écouler, comme une heure. Une heure de plus, dans la vie d'une femme.

Je ne crois pas que C. ait eu, un jour, le courage de s'arrêter. C'est une mauvaise herbe, tenace et résistante - sauf à la tristesse et à la Peur. C. était ma femme, la seule que j'ai aimée, celle que j'ai épousée. C. est morte à elle-même il y a deux ans, quand notre fille a épousé cet homme, aujourd'hui, je ne la reconnais plus. C. ne me voit plus. C. n'est plus la même. Opale, notre fille, est partie vivre ailleurs, fuyant une mère qu'elle trouvait bien étouffante et dont le passé lui pesait. Moi je suis resté. Opale m'a pourtant longtemps proposé de la rejoindre, là-bas, en Malaisie. Comment puis-je accepter de laisser C. seule. C. est ma femme, la seule que j'ai aimée. Souvent, Opale me téléphone, elle pleure. Elle pleure de savoir, d'imaginer, de voir sa mère errer, survivre dans sa robe bleue tâchée. Il y a deux choses auxquelles je ne peux pas résister, les larmes d'une femme que j'aime, et les larmes d'une femme que j'ai le désir d'aimer, d'aimer plus encore que moi-même.

Hier j'ai revu C., je lui ai dit, je lui ai dit "rentre, je t'ai préparé un café et des gâteaux, viens te reposer." Elle n'a opposé aucune résistance, elle est entrée, elle s'est assise sur son fauteuil vert, elle a pris un café, mangé un gâteau sec. Je vois encore ses gestes maladroits, elle tentait de tremper son gâteau dans la tasse, mais son bras était tremblant. J'ai posé ma main sur la sienne, je l'ai aidée. C. a pris une douche, mis une robe rouge, elle est partie. Aujourd'hui, elle m'a souri et est montée d'elle-même. Mais au fond, je me retrouve toujours à elle. Je vois sa tristesse intérieure, ses larmes sont lourdes, comme de grosses pierres. Des larmes lourdes, et précieuses puisqu'elles tombent rarement, comme les larmes d'Opale, comme des larmes d'Opale.

Tu as bien fait de poster des messages successifs, ce qui facilite la lecture. N'empêche qu'on se tape les trois billets d'affilée, ce qui semblera sans doute une épreuve à certains.

Donc soigner la presentation, car les paragraphes restent compacts.

Ce que j'aime bien : le parallélisme entre les deux premiers posts sur l'allure, au sens propre comme au figuré ; tout ce qui n'est pas dit donne de l'épaisseur (et de la surprise !) au texte.

très beau titre, beau prénom. On y croit.