Bon, bon, bon...Voici le premier texte que j'aie jamais achevé (il date d 'il y a quelques semaines).
Le pantin
« Voyez-vous, la première fois qu’il apparut sur le pas de ma porte, je fus bien embarrassé. Il gesticulait nerveusement, il suait, pleurait...Un enfer. Moi qui ai horreur de l’agitation. C’est en partie pour cela que je suis devenu marionnettiste, voyez-vous, c’est un métier calme.
Or donc, voilà qu’il agrippa mon col et me raconta ses idioties : il m’expliqua qu’on lui avait jeté un sort, qu’il se changeait peu à peu en homme de bois, qu’il avait besoin de mon aide de toute urgence.
Là-dessus, il releva sa manche pour me montrer son avant-bras. Celui-ci était bel et bien changé en bois. Et quel bois ! Avec sa permission, j’en caressai la surface. Un beau bois doré et lisse, avec certes quelques nœuds mais sans gravité… Je me dis alors, quel dommage, quel gâchis…
« Eh bien alors », lui dis-je, « que voulez-vous que j’y fasse ? »
C’est bien normal, voyez-vous, à dix-neuf heures, ma boutique est fermée, j’ai horreur que l’on me dérange... Comment ?... Oh, mais vous, très cher, ce n’est pas la même chose…
Hum…Oui, je continue.
L’importun me supplia de mettre un peu de cire d’abeille sur son bras. Charitable, j’allai à la réserve et en revins pour lui appliquer une généreuse couche de ma meilleure cire. Sous mes yeux ébahis, la peau de son bras reprit aussitôt sa consistance de chair ! Ravi et soulagé, mon homme me souhaita la bonne soirée et s’en alla.
Je le revis le lendemain à la même heure, plus éploré que jamais. Cette fois, ce n’est pas une lichette, mais un
bain de cire qu’il quémanda. Un bain, oui monsieur ! On n’a pas idée ! Ma meilleure cire, la plus onéreuse ! Agacé, je lui accordai néanmoins une bassine du précieux produit, ne fut-ce que pour mettre un terme à son insupportable larmoiement.
Erreur ! Montrez-vous généreux envers les gens, tiens ! Tous les soirs à dix-neuf heures, il vint désormais réclamer son bain. Une fois, deux fois, trois fois… La quatrième fois, quand il eut terminé, je lui posai enfin la question qui me brûlait les lèvres : « Mais mon petit ! A quoi bon poursuivre ce rituel ? Je vous vois chaque soir, et à chaque fois le bois a gagné un peu plus de terrain… Pourquoi n’acceptez-vous pas enfin votre sort ? » Il ne répondit rien et disparut. Je ne le revis plus pendant, disons, une quinzaine de jours.
Et voilà qu’un soir à dix-neuf heures –quelle manie-, j’entendis sonner à la porte. Quand je l’ouvris, je découvris son grand corps désarticulé étalé sur mon perron, entièrement changé en bois. Seuls ses yeux bougeaient encore ; affolés, ils tournaient dans leurs orbites d’une manière, je dois dire, assez répugnante, et me lançaient des regards pathétiques.
Mais quel beau bois c’était. Comprenez-vous, c’est le métier qui fait le regard, et je songeai malgré moi que laisser ce beau morceau dans cet état serait un redoutable gaspillage.
Je le soulevai donc et le transportai chez moi pour l’embellir un brin avant d’en faire quelque chose de plus attrayant pour la vue –une marionnette, bien sûr, hahaha !- Je le lissai, le rognai, le cirai… Erreur. Que voulez-vous…C’est le métier. Aussitôt que j’eus fini de le recouvrir de cire, il reprit vie et s’enfuit dans la nuit.
Je crus qu’il ne reviendrait pas…Mais quelques jours plus tard, à dix-neuf heures sonnantes, il sonna à la porte et me pria humblement de lui accorder son bain. Son corps craquait de partout, et dans chacun de ses mots, on devinait un effort surhumain et comme un lointain grincement…Il était de toute évidence prêt à céder de nouveau.
Cette fois-ci, pas question de le laisser filer, me dis-je ; et je le fis asseoir dans mon sofa. Je me rendis dans l’atelier, et là je remuai des objets pour faire du bruit, et de fait le laisser supposer que je lui préparais sa bassine coutumière…ce que bien entendu je ne fis pas. Je savais qu’il était maintenant trop raide pour faire le moindre pas ; et j’attendis qu’il cesse d’appeler pour retourner auprès de lui. Comme prévu, je le retrouvai changé en grand morceau de bois…et quel bois, quel bois !
Comme la veille, je le déshabillai, le lissai et le rognai ; mais cette fois, je pris soin de mettre la cire de côté. Il eut comme un léger tressaillement lorsque je perçai ses membres…pour mettre la ficelle, voyez-vous. Enjoué comme un enfant, je lui fis un beau costume de soie rouge et or…Après deux jours de travail éreintant, je contemplai le résultat : le pantin était magnifique, mais ses yeux continuaient ce mouvement d’horloge, très pénible, vraiment. Alors je les lui remplaçai par de vrais yeux de verre. Quelle merveille. Il est sublime. Je dois vous dire qu’il est ma joie et ma fierté. Mon chef-d’œuvre. Quel dommage, vraiment, que la cire risque de gâcher tout ce travail…J’ai mis une triple couche de vernis, mais l’entretien est assez délicat…Voulez-vous le voir ?
– Avec grand plaisir », répondit le client en réajustant son monocle.
Le marionnettiste conduisit son client dans l’arrière-boutique, une longue pièce aux murs tapissés de magnifiques poupées drapées dans de somptueux tissus. Le marionnettiste méritait sa réputation. Au fond de la pièce trônait le clou de la collection, et il était plus beau encore que son créateur l’avait affirmé.
Le client annonça aussitôt un prix si faramineux que le marionnettiste en eut un vertige de délice. Le marché fut conclu de suite, et le client au monocle partit avec le grand pantin sous le bras.
Une fois arrivé chez lui, il plongea le pantin dans une bassine de cire d’excellente qualité. Avec peine, il retira ses fils à l’homme réveillé ; et ce dernier resta aveugle.
Le lendemain, à dix-neuf heures précises, les deux magiciens rendirent visite au marionnettiste.
Au matin, dans la boutique, le petit apprenti de l’artisan trouva sur le pas de la porte un étrange pantin de bois desséché avec deux trous noirs en guise d’yeux. Il appela son maître, qui ne vint pas. Haussant les épaules, il jeta le pantin –d’exécution fort médiocre, ce qui n’était vraiment pas l’habitude du maître- dans le caniveau et se mit au travail.
FIN.