Patrick Chamoiseau

Le texte de Patrick Chamoiseau retrace le parcours d’un esclave en Martinique qui, après avoir consacré sa vie au service de son maître sans jamais se révolter, décide un jour de céder à la « décharge » et de prendre la fuite.
Ainsi, le texte fait vivre au lecteur le marronnage de l’esclave vieil homme dans les bois de l’île, dans une course qui oppose et identifie en même temps, l’esclave et le molosse, envoyé par le maître à sa poursuite, l’homme et son double dans la souffrance.

La fuite est retracée dans un décor qui s’éloigne clairement des descriptions doudouistes de la beauté de l’île pour se rapprocher de la complexe réalité de ces lieux. Ainsi, le lecteur découvre avec le vieil homme les bas-bois comme un autre monde, un autre réel dans lequel les arbres retrouvent une vie, un pouvoir qui dépasse l’homme, qui le submerge dans une autre forme d’existence.

Dans ce nouvel environnement qui ne connaît rien des règles du monde de l’habitation, du dehors, l’homme semble fusionner avec les éléments de la nature : « il ouvre les bras en croix, chaque doigt racine avide, feuillage sensible[2] ».

Les bas-bois, puis les hauts-bois se dévoilent comme une autre réalité, qui rapproche la forêt martiniquaise de La jungle peinte par Wilfredo Lam en 1943. L’artiste cubain propose un monde qui n’est plus simplement végétal mais qui montre une étroite relation de solidarité dans laquelle arbres et hommes ne font qu’un. Il s’agit d’une jungle qui subsiste grâce à la coexistence des arbres, des hommes, des oiseaux qui, à l’image de la relation glissantienne, se soutiennent pour exister.

Cette intertextualité avec le tableau du peintre caribéen sera reprise de manière explicite par Edouard Glissant dans La Cohée du Lamentin : poétique V, publié en 2005 chez Gallimard. Mais déjà dans L’esclave vieil homme et le molosse, la parole poétique de Chamoiseau nous permet de pénétrer cette jungle dans laquelle l’ordre établi semble renversé, laissant place à des nouvelles forces.

Le texte de Patrick Chamoiseau nous invite à entreprendre une course, celle de l’esclave vieil homme qui se lance à la poursuite de sa liberté, malgré la terreur que le molosse génère en lui. Ainsi, nous sommes les témoins d’une transformation qui se réalise dans le texte grâce à l’écriture du poète.

A mesure que l’esclave avance dans sa course, il gagne sa liberté et ce changement dans son statut sera accompagné en miroir par la transformation du molosse. Celui qu’on appelait au début « l’esclave vieil homme » deviendra simplement « le vieil homme ». Mais cette transformation dans l’identité profonde du personnage sera renforcée par un autre changement.

En avançant dans sa fuite désespérée et en trompant, par un jeu de détours, le molosse, l’esclave parvient à récupérer son identité et avec elle, sa parole. Ainsi, dans le cinquième mouvement, Solaire, l’auteur oublie la troisième personne destinée à l’esclave pour laisser place à un Je, qui rendra la parole à l’homme qui choisit le marronnage :

Citation :

Il vit double. Lumière était forte mais plus aussi violente. Elle provenait de l’extérieur, sans doute de l’intérieur, l’irradiait à la douce. Les choses autour de lui étaient informes, mouvantes, comme exposées derrière une eau très claire, j’écarquillai les yeux pour mieux voir, et le monde naquit sans un voile de pudeur. Un total végétal d’un serein impérieux. Je. Les feuilles étaient nombreuses, vertes en manières infinies, ocre aussi, jaunes, marron, froissées, éclatantes, elles se livraient à de sacrés désordres. Je. Les lianes allaient chercher le sol pour s’emmêler encore, tenter souche, bourgeonner. Je pus lever les yeux et voir ces arbres qui m’avaient paru si effrayants dans leurs grands-robes nocturnes. Je pus les contempler enfin

.[3]


Ce geste d’écriture peut également être lu comme une affirmation de la réappropriation d’une identité enfouie, par le biais de la parole poétique. L’écrivain rend ainsi au peuple antillais une littérature ou plutôt une oraliture qui semble retracer avec fidélité l’histoire et l’évolution toujours vivantes et perpétuellement en devenir d’une population.

En ce sens, il est intéressant de signaler la démarche de Chamoiseau qui cherche à récupérer et à réintégrer dans la mémoire antillaise la présence des Amérindiens. Cela se concrétise dans L’esclave vieil homme et le molosse par la présence des Caraïbes dans les bois, symbolisée par une forme d’écriture particulière.

Patrick Chamoiseau propose dans ce texte une histoire multiple, celle de la recherche de la liberté entreprise par un vieil esclave, mais aussi celle de l’affranchissement d’un imaginaire par l’action de la parole poétique. L’auteur martiniquais choisit pour cela une forme brève qui diversifie son œuvre, sans pour autant trahir son style et sa pensée.

source de cette analyse,

Très bel article à tous points de vue, je le lis attentivement.

Citation :

Les bas-bois, puis les hauts-bois se dévoilent comme une autre réalité, qui rapproche la forêt martiniquaise de La jungle peinte par Wilfredo Lam en 1943.

N’allons pas croire qu’il y a seulement trois personnages : Le narrateur est bien présent dès le début, même s’il s’efface - pour revenir ensuite, lorsque l’esclave parle en son nom avec un JE nouveau.

Ce narrateur chante la fuite de l’esclave et les épreuves qu’il traverse, notamment dans ce beau passage(p.70-72) où la langue est rythmée :

Citation :

Les hallucinations refluent sous cette force, souveraine telle une voix primale en quelque terre biblique. Les hallucinations font images. Il voit une madame à peau noire, au regard défaisant, vêtue d’une écume soyeuse qui ouvre une corolle à son corps ; elle charroie les âmes dans une charrette-à-bœufs halée d’une seule épaule; ses pas affolent la poussière et elle claudique sur des sabots de chèvre déformant ses chevilles. Il voit, grappés à trois pieds-d’acacias, des enfants yeux chagrins qui deviennent énormes jusqu’à écrabouiller ce qui les supporte. Il voit…

On entend la voix du récitant et une chorégraphie pourrait montrer les transes du fugitif devant les hallucinations mythiques qui l’assaillent.

Le Maître et la Terre.

Écoutez le blues du Blanc, maître de l’Habitation, dont toutes les initiatives et certitudes se trouvent déstabilisées par la fuite d’un vieil homme et la perte de son chien.

« Le maître ne savait plus quoi faire […] il espérait retrouver [son chien] ou que son chien le retrouverait. Alors le Maître marchait tout droit. Mais il était accablé de la plus grave des solitudes. Elle se détachait des arbres pour s’alourdir à ses épaules. Ses pas étaient lourds, ses pas étaient lents »

Il pleure sur ce sol auquel il a tout donné, pense-t-il.

Citation :

« Il avait pleuré sous l’exil et la fièvre, les souvenirs usés et les lettres perdues. Il avait planté le pétun, l’indigo et puis la canamelle. Il avait modifié des bateaux pour convoyer des nègres. Il les avait vendus. Il les avait achetés. Il leur avait donné le meilleur de sa race. »

Mais la terre, ingrate à ses yeux, revendique elle-aussi sa liberté, sa virginité d’avant.

Si le paysage a été déformé par les paroles du Maître, créant des monstres imaginaires - et épouvantables, aptes à décourager les fuites d’esclaves, aidées en cela par les croyances africaines de nègres déportés dans un milieu hostile, la terre première, celles des Amérindiens voudrait surgir, masquée par les cicatrices de la colonisation, mais présente dans le cœur des hommes.

Telle est mon sens la belle tentative d’écriture de Patrick Chamoiseau :

Écrire sous les os le chant de la terre.

Très intéressant tout ça

c'est grâce à toi que j'ai découvert avec un grand plaisir ce beau récit, l’esclave vieil homme et le molosse.

Tiens-nous au courant de tes lectures et études, des fois qu'on pourrait faire ensemble un petit parcours ("un bout de conduite" comme disaient les ouvriers compagnons du tour de France).

Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Edouard Glissant, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean-Claude William

Ils signent un manifeste :

Citation :

Nous appelons à ces utopies où le Politique ne serait pas réduit à la gestion des misères inadmissibles ni à la régulation des sauvageries du "Marché", mais où il retrouverait son essence au service de tout ce qui confère une âme au prosaïque en le dépassant ou en l'instrumentalisant de la manière la plus étroite.

Nous appelons à une haute politique, à un art politique, qui installe l'individu, sa relation à l'Autre, au centre d'un projet commun où règne ce que la vie a de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté.

tout le texte

je vois parmi les signataires Edouard Glissant, mais aussi un Pulvar. or j'ai entendu du bien d'un livre d'Audrey Pulvar,
L'Enfant-bois -- Audrey Pulvar, Paris , Mercure de France

Texaco, Prix Goncourt de je ne sais plus quelle année, est pour moi une incroyable imposture... Certes, certains passages sont plutôt poétiques, certes certaines pages vont aller chercher en vous des souvenirs d'avant votre naissance, mais d'autres sont manifestement "surécrits", comme une scène surjouée par des acteurs plutôt moyens. Et puis, sérieusement, vous qui avez lu ce livre, pensez-vous que les membres de l'académie Goncourt aient pu réussir à entrer dans ce bouillonnement d'écrits créolisant pour arriver à l'appécier ? Moi, je n'y crois pas une seule seconde. Il sufit de voir autour de nous le nombre d'Antillais qui ont eu du mal à pénétrer le style de Chamoiseau. Beaucoup, et des lecteurs confirmés, m'ont dit n'avoir pas tout lu. Alors vous pensez bien, des vieillards de l'académie Goncourt à mille lieues de notre parler... Le génie de Chamoiseau a été de donner à son livre un côté recherche sociale et culturelle enrobée de littérature. Un côté "même si on n'a rien compris, c'est bien quand même car ça a l'air d'être un grand livre". Belle imposture, je vous dis... Chronique des sept misères était mille fois mieux ! Celui-là aurait mérité un prix ! Stylobic

je ne partage pas ton avis, et si tu as lu ce que j'en dis tu conviendras aisément que je l'ai lu en entier et avec plaisir, de même que l’esclave vieil homme et le molosse.

je connais aussi un spécialiste de la litterature antillaise, Régis Antoine, avec qui j'ai discuté de Chamoiseau, et qui le tient en haute estime.

Ceci dit, je reconnais qu'un dimanche au cachot n'est pas d'un abord facile, mais il a à mesyaus le mérite de ne pas ronronner sur des airs connus.

Quant à Audrey Pulvar, mes proches l'ont lue avec plaisir et pour l'avoir entendue à la radio, j'ai apprécié son courage à poser de vraies questions, notamment à Sarkozy.

stylobic a écrit:

Texaco, Prix Goncourt de je ne sais plus quelle année, est pour moi une incroyable imposture... Certes, certains passages sont plutôt poétiques, certes certaines pages vont aller chercher en vous des souvenirs d'avant votre naissance, mais d'autres sont manifestement "surécrits", comme une scène surjouée par des acteurs plutôt moyens. Et puis, sérieusement, vous qui avez lu ce livre, pensez-vous que les membres de l'académie Goncourt aient pu réussir à entrer dans ce bouillonnement d'écrits créolisant pour arriver à l'appécier ? Moi, je n'y crois pas une seule seconde. Il sufit de voir autour de nous le nombre d'Antillais qui ont eu du mal à pénétrer le style de Chamoiseau. Beaucoup, et des lecteurs confirmés, m'ont dit n'avoir pas tout lu. Alors vous pensez bien, des vieillards de l'académie Goncourt à mille lieues de notre parler... Le génie de Chamoiseau a été de donner à son livre un côté recherche sociale et culturelle enrobée de littérature. Un côté "même si on n'a rien compris, c'est bien quand même car ça a l'air d'être un grand livre". Belle imposture, je vous dis... Chronique des sept misères était mille fois mieux ! Celui-là aurait mérité un prix ! Stylobic

Je dois t'avouer ne pas avoir bien saisi tout ton message.
Mais je trouve assez déplacé de laisser entendre que les antillais doivent être les premiers à s'imprégner et comprendre la littérature de Chamoiseau, et par là, les auteurs du pays.
Ce n'est pas parce que l'Antillais est le premier visé par la recherche identitaire qu'il doit être le premier à tout saisir des œuvres qui en découlent.

L'homme qui a fait connaitre cahier d'un retour au pays natal de Césaire était loin d'être un antillais non? Et le livre à eu un énorme succès outre atlantique avant de toucher le peu d'antillais lettrés de l'époque.

Ce qui doit faire l'universalité d'une œuvre et son succès, c'est son potentiel à toucher un large public.

L'engouement autour de Césaire aux Antilles et de la littérature antillaise est, et j'ai plutôt honte de le dire, récente.
De plus, Texaco a été pas mal critiqué par les natifs quant au côté historique du texte qui ne serait pas le plus juste.

Tu parles d'une surenchère du jeu.
Si on se réfère à la créolité défendue par l'auteur, on y retrouve l'héritage des conteurs ou grillots. Une œuvre créole, donc, avec une oralité propre à la culture et cette surenchère connue chez les conteurs.

Une créolité, et un rapport aux conteurs beaucoup plus soulignée dans l'esclave vieil homme et le molosse.

La seule chose que je reproche à Chamoiseau et à pas mal d'auteurs antillais, c'est de s'enfermer dans le passé et de ne pas aller de l'avant.
C'est aussi cette obsession du retour en arrière qui exaspère un peu plus les jeunes qui ont du mal à s'identifier à cette littérature où les auteurs se ressemblent et se croisent en traitant des mêmes sujets.
Ce retour systématique en arrière se retrouve dans l'art cinématographique antillais (Chamoiseau étant aussi scénariste), ce que je trouve bien dommage. Car, à force, l'antillais passe pour un martyr.
C'est un peu comme si Spielberg s'était contenté de faire des films comme Munich ou la liste de Schindler.



PS : Un homme très sympathique ce Chamoiseau, après une conférence, il m'a gracieusement passé son numéro de portable.

Sweety a écrit:

La seule chose que je reproche à Chamoiseau et à pas mal d'auteurs antillais, c'est de s'enfermer dans le passé et de ne pas aller de l'avant.

Il y va et contre la politique sécuritaire de Sarkozy, il a crée des cartes postales protestataires à envoyer au président.

première fois que je trouve le nom de cet auteur. Mais vu sur le net la biographie et le résumé de Texaco, et si j'ai l'occasion , je le lirai, parce que j'aime ces histoires qui racontent un passé douloureux, et la lutte contre l'oppression.

Commence plutôt par un livre plus court comme l'esclave vieil homme et le molosse. ou un autre titre sur son enfance. Chamoiseau n'est pas toujours facile à lire, et il explore les écritures, donc il innove.

Bonjour, j'ai bien aime lire les commentaire sur le livre de l'esclave vieil homme et le molosse, c'est tres interessant

D'après ce que j'ai compris, Princess V, tu étudies Chamoiseau, et tu te poses des questions, démarche louable, litterairement et humainement. A mon avis, tu es plus à même que moi d'y repondre par toi-même, car j'ai lu le livre il y a un certain temps, et je dois relire mes messages pour m'y retrouver. Or toi, tu as une lecture récente, et les messages très éclairants qu'a laissés Sweetie.

sur le JE, et sur l'emploi du verbe VOIR, je ne peux répondre avec précision, à supposer qu'il y ait une réponse unique, valable pour tous les lecteurs.

Je serais tenté de croire que la fuite de l'esclave est une conquête du JE, de son identité, et que par moments il y pense et y accède. C'est une conversion aussi que montrerait le verbe VOIR, fin de l'aveuglement que constituait son alienation en tant qu'esclave soumis, un Non-Je, dépendant d'autrui.

- tu peux envoyer un message privé à Sweetie qu'on n'a pas vu depuis un certain temps, mais qui était étudiante en lettres à la Martinique, et que je remercie encore de m'avoir conseillé cette lecture.

- tu peux aussi consulter les articles auxquels il est fait référence, et lire Edouard Glissant, l'inspirateur à bien des égards de la litterature caribbéenne.

- En cherchant bien, tu trouveras aussi sans doute des articles et entretiens de Chamoiseau lui-même.

Merci à toi de redonner de l'actualité à ce fil sur Chamoiseau, écrivain de premier plan, à mon avis.