Récit évolutif n° 3 : Croisière insolite

Vous savez ce qu'il advient des récits où figurent les grains ? tout se termine par des banquets où chacun délaisse le clavier pour tenir maladroitement son verre et sa fourchette.

La dernière rencontre n'avait pas échappé à la règle :
- "oui, oui, on se reverrait !" avaient-ils tous promis.

le bruit courait même qu'une croisière serait organisée : le capitaine Aristarque l'avait laissé entendre. Y participeraient tous les volontaires, mais aussi des éléments extérieurs, car sur ce bateau on ne vérifie pas si les grains de sel sont calibrés.

Y aurait-il des passagers clandestins ? possible ! visite d'une ïle ? certainement ! à la suite d'un naufrage ? le risque zéro n'existe pas

l'île serait déserte ? pas forcément, on pourrait y trouver des habitants aux moeurs étranges, des rigueurs climatiques inusitées...

Seriez-vous partants pour cette croisière insolite et pleine de rebondissements ?

Tous les passagers sont acceptés

Le fil "en marge du récit n°3" servira aux commentaires

« Dis donc, moussaillon, si on allait faire un tour en mer ? ». C’était Aristarque qui m’avait parlé. Était-ce dans mon rêve, alors qu’avec une casquette sur la tête, il me faisait penser à une réplique du capitaine Haddock, ou à la fin du repas avec les auteurs quand la conversation s’était diluée en propos décousus et un peu avinés ?

Sur le coup je n’y avais guère prêté attention, mais cette idée faisait son chemin puisque la nuit suivante j’ai encore fait le même rêve… mais impossible de tout me rappeler, tellement c’était incohérent : un amalgame des récits de l’île au trésor, des scènes de typhon avec une solide pincée de l’Ile de robert Merle.

Un peu secoué par mes délires nocturnes, j’ai décidé de retrouver Aristarque au café du port où l'après-midi il disputait le carton comme dans une comédie de Pagnol. Mais mon gaillard était sur le quai, jouant au " pacha " et entouré de jeunes femmes ; son bâââteau ! son bâââteau ! Il en avait plein la bouche, c’est le seul mot que j’entendais dans son flot de paroles. En tout cas l’auditoire était subjugué. Je n’en revenais pas !

Tout à coup je le vis saisir le bras d’une dame - Était-ce Coline, Fontelle ou ADL, j’en sais rien, mais toute la troupe s’est dirigée au pas de charge vers le bout du quai...

Alors moi, que voulez-vous, j’ai fait pareil !

C’est au troisième matin que je les remarquai.
Accoudés au Café du port où j’avais pris l’habitude de prendre mon café-sucrette dès le réveil, le plus âgé avait déroulé une vieille carte froissée pour permettre à son compagnon de suivre le tracé de son doigt vers ce qu’il nommait sa Septimanie natale. L’autre ne pipait mot. Je soupçonnais que le dénommé Aristarque (!!), originaire de Septimanie, habitant de Septamanie, se réclamant de Septimanie, était sans doute quelque peu septimaniaco-quelque chose et j’aurais laisser tomber mon observation si le patron, derrière le comptoir, n’avait pas affiché sa désaprobation et son humeur maussade à leur égard..
Ils avaient l’air sortis d’une nuit agitée, les jeans froissés, la barbe naissante et l’œil pas clair des lendemains de fête qui chantent ou qui déchantent.
De plus, lors de leur entrée dans cet unique hôtel-bar-brasserie-buraliste-presse du village où j’étais venue me ressourcer, ils avaient bousculé le cycle pépère des habitués sans se soucier que leurs échanges verbaux parvenaient à nos oreilles. Une conversation du genre : « ah non, ça n’est pas moi qui ai sité Louise Labbé sur j’ai dé esse (je transcris)/-Mais si, souviens-toi, lançait l’autre en récitant : « Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ; J'ai chaud extrême en endurant froidure : La vie m'est et trop molle et trop dure. J'ai grands ennuis entremêlés de joie.»
Et le patron agacé retroussait ses manches, et les siroteurs de café matinaux se lançaient un clin d’œil de connivence, et je finissais la dernière goutte de mon expresso quand, après la sortie du dénommé Rotko, le Septimaniaque vint s’asseoir à ma table.
- Il n’était pas si fêlé que ça et j’en fus quitte pour réviser mes a-priori. Je n’ai pas compris grand-chose au récit qu’il me fit de sa rencontre de la veille avec des auteurs ni du séminaire duquel il sortait.
Mais j'appris qu’il venait de découvrir Fred Vargas sous l’insistance de ses petits enfants. On échangea sur le pathétique d’Adamsberg, la formation d’archéologue de l’auteure, et il me promit de lire « Pars vite et reviens tard », mon titre préféré qui, de l’arrivée des Bretons à la Gare Montparnasse jusqu’au crieur de nouvelles, m’avait semblé le plus à même de retenir son attention vu qu’il contenait de mystérieux messages en latin.
Il avait lu Amin Maalouf. Il évoquait Gabriele D’Annunzio. De sa dernière expédition chez Emmaüs il avait rapporté « Les Bestiaires » de Montherlant. Il semblait versé sur les citations et proverbes –ce qui me barbait profondément mais il mettait aussi en avant les écrits des romancières et notemment celles engagées dans la SF. Enfin…

… je ne sais comment, l'après-midi qui suivit, il parvint à m'entraîner jusqu’au quai où il avait donné rendez-vous à ses amis de J’ai des ss.
Derrière nous suivait le même Rotko que j'avais aperçu le matin au comptoir (âge incertain, traits en nuage, profil indéfinissable). Il semblait entraîner avec lui une certaine Marie qui hurlait : "Non! On n'a pas fini! Non, je me suis habituée, je me suis super investie! Non je n'irai pas!"

Une gifle retentissante fit se retourner vivement Anne de Louisiane (ADL pour les intimes) : Non, pensa-t-elle très vite, Rotko n’oserait quand même pas frapper une vieille dame respectable devant tout le monde quand même !
Elle revint rapidement près d’eux et remarqua une marque rouge sur la joue droite de Rotko ( Marie puisque c’était ainsi qu’elle se nommait sur « j’ai des ss » était gauchère et elle venait d’appliquer une gifle magistrale comme personne n’aurait jamais osé faire à Rotko, sous crainte de représailles douloureuses.
Et là, les jambes coupées par son petit pas de course , elle entendit,( si si, elle ne rêvait pas) ! elle entendit Rotko dire : merci Marie !
En réalité, par terre, une énorme guêpe ou plutôt non, un frelon gisait toutes ailes brisées. Il aurait sans doute, sans la rapidité de Marie, piqué voire très douloureusement le pauvre Rotko.
Du coup, Marie s’était calmée et prenant le bras de Rotko lui dit en le regardant droit dans les yeux ( il faut dire que Rotko se penchait vers elle car sinon elle n’aurait pas pu le regarder ainsi, elle ne mesure que 1,55 m) donc elle lui dit :

-Soit ! tu as gagné. Je viens avec vous. Je ne sais pas où, ni pourquoi mais Aristarque et toi m’intriguez avec vos cartes et vos petits apartés. Est-ce à la pèche au gros ? est- ce dans une île déserte ? peu importe, je suis votre homme si je puis dire.

Marie avait bien compris qu’il y aurait du monde sur le bateau si tous les auteurs de" j’ai des ss" acceptaient et il leur faudrait une plongeuse de qualité en pleine mer. Et elle se sentait prête à faire face : des vaisselles, elle en avait fait toute sa vie et parfois pour 100 personnes alors elle était blindée !

C'était un dimanche matin, je me souviens. Comme chaque dimanche matin, pour des raisons que je préfère taire, je me suis réveillée avec une drôle de barre dans la tête. Ce matin-là, un mystérieux message électronique m'attendait. On me demandait de rejoindre un certain bateau ainsi qu'une équipe de grains. Il n'était que temps de préparer mes bagages. Pendant que j'enfournais quelques affaires dans une valise, des questions bizarres m'assaillaient : d'abord je ne connaissais pas encore ces grains et ma maman m'avait toujours dit de me méfier des inconnus, à plus forte raison des grains. Il est vrai que je n'avais jamais écouté ma maman. Ensuite, je me rappelais vaguement ce reportage qui avait brisé ma carrière de journaliste : j'étais en haute-mer sur un pétrolier, et j'avais passé mon temps à vomir sur les ondes de "Tous un grain FM", verrouillée dans les WC à fond de cale. Et puis la dernière interrogation, la plus importante bien entendue, était de savoir si j'avais le droit d'emmener dans cette croisière ma pince à épiler, mes bandes dépilatoires ainsi que mes rasoirs triple lame. Sur ce point, je me suis rassurée très vite : on n'était pas à Koh Lanta.
Après toutes ces réflexions hautement intellectuelles, j'ai foncé sur le port pour rejoindre les grains. Problème : le bateau venait tout juste d'appareiller. J'avais toujours un train de retard, ici, en l'occurrence, un bateau. Je regardais l'eau noire et profonde qui hantait les cauchemars de mon enfance et je me suis demandé, si, pour rejoindre les grains, j'allais surmonter mes peurs et me jeter à l'eau ?

J’avais reçu un message privé d’Adl m’informant de l’appareillage imminent du bateau d’Aristarque. « Il nous invite tous à son bord m’écrivait Adl. Seulement voilà, si tu veux faire partie du voyage, tu n’as plus le temps de réfléchir. Nous sommes déjà sur le quai ! »
Nous ? …Mais qui était déjà sur le quai avec AdL et Aristarque ? Bien sûr que je voulais faire partie du voyage ! Seulement, où fallait-il se rendre puisque le lieu de rendez-vous n’était même pas précisé ?...
Aristarque parle toujours de sa Septimanie…mais je n’étais pas très sûre de savoir où se trouvait cette région. J’ai donc foncé sur le dictionnaire encyclopédique pour en savoir davantage…
Septimanie : territoire de Béziers…colonia Septimanorum Baeterrae…comprenant les villes de Narbonne, Agde, Béziers, Maguelonne, Lodève, Nîmes, Uzès, Carcassonne…
Vite ! Une carte pour n’omettre aucun port de cette région !...
Je perds du temps…Je trouve plus facilement la recette de la crème catalane et de la crème brûlée que la carte des ports de Septimanie !
Ah ! ces Grains…C’est toujours pareil…C’est toujours la course au départ, la précipitation, la panique…Je ne fonctionne pas comme ça…Mince !...Je vais rater le départ ! …Ah !...voilà…J’ai trouvé : Sète, 2ème port français de la Méditerranée…Port-la-Nouvelle, 3ème port français de la Méditerranée…
Ben…me voilà réduite à jouer à pile ou face quoi !…
Et on part où ? Pour combien de temps ?...
J’attrape quelques vêtements…des livres…le nécessaire pour la toilette…Une pièce de un euro...Pile, je vais à Sète…Face je vais à Port la Nouvelle…
C’est face!...en route pour Port-la-Nouvelle! Heureusement j'ai fait le plein de la Mégane hier!

Arrivée depuis deux jours - j'avais été la première à répondre à l'invitation de Rotko et d'Aristarque -, j'avais déjà investi les lieux. Je suis à l'aise partout, et sur un bateau, encore plus que partout ailleurs !
J'avais donc fait la connaissance de nos deux compères, mais nous n'en étions encore qu'aux manoeuvres d'approche. J'attendais avec impatience l'arrivée des autres grains ; serait plus facile, me semblait-il, lorsque nous serions plus nombreux à bord. En effet, j'avais du mal à suivre les conversations érudites de ces deux hommes, au demeurant fort sympathiques, mais qui m'intimidaient quand même beaucoup...

Je voyais donc, par le petit hublot de la cabine avant où j'aimais rester à lire, arriver avec plaisir sur le quai deux femmes, dont une que j'identifais aussitôt, puisque son portrait souriant ornait chacun de ses messages sur GDS*.
"Chouette ! c'est Marie, me dis-je. Et je me demande qui est avec elle"
Je montais alors sur le pont pour accueillir les arrivantes escortées de mes deux nouveaux amis.

La route pour Port-la-Nouvelle, je la connais par coeur...C'était la route de mes vacances lorsque j'étais enfant ...
Je me remémore les vieux souvenirs tout en roulant à vive allure. Ils me mettent en joie.
J'ai laissé le téléphone à portée de main au cas où quelqu'un aurait la bonne idée de me confirmer le port de départ...Déjà deux heures que je roule mais toujours rien...
La douce voix de Kate Mellua me calme un peu...
C'est trop d'incertitudes pour mon tempérament d'angoissée mais pourtant j'ai envie d'embarquer!...
Pourvu que ce ne soit pas un voilier...je ne serais d'aucune utilité...Si, pour préparer les repas...
Pourvu que la mer ne soit pas mauvaise!...
Pourvu que le départ ait bien lieu à Port-la-Nouvelle!...
Pourvu qu'ils ne soient pas déjà partis lorsque j'arriverai...

Coucou ! coucou !

Moi, je suis Vanessa l’évanescente, l’évanouissante, l’éva du jardin primitif et j’ai gardé, faut bien le dire, quelques affinités avec le Serpent. J’ai bien envie de me joindre à la troupe, sans vouloir être utile ! Faudra pas compter sur moi pour faire les repas ou tirer sur les cordages. Pas mon genre ! Moi c’est les mains douces et blanches, même qu’à l’école on m’appelait paic citron !

Je serai comme le vent, insaisissable, je tournerai du côté qui me fera le plus plaisir : j’aime voir les gens dans l’adversité, et je crois qu’une petite dose de malheurs trempe les caractères. Il faut dessaler les grains, ces petits grains qui veulent jouer aux loups de mer ! Sont pas au bout de leurs peines… quelle bonne idée ils ont eu de m’inviter ! Ils ne le regretteront pas.

Dans cette partie de bateaux, je serai la joker ! Pour l’instant je médite mon arrivée en douce et je vais jouer la solidarité féminine. Je connais de vue cette Peggy qui se lamente sur le quai, je vais la mettre dans ma poche et m’infiltrer ainsi dans l’équipage.

Je venais tout juste de tremper un orteil frileux dans l’eau quand j’entendis quelqu’un m’appeler :
- Qu’est-ce que vous faites ?
Une femme trottinait joyeusement vers moi. Elle me rappelait vaguement quelqu’un. Je plissais les yeux. Ah, oui ça me revenait… C’est elle qu’on appelait Paic Citron à l’école.
Qu’est-ce que j’ai pu me moquer d’elle à l’époque. Dans son dos bien sûr. Quel surnom ridicule. Quoique, à bien y réfléchir, Peggy la cochonne, ce n’est pas beaucoup mieux, même si ça a le mérite d’être exact.
- Je vais rejoindre les Grains lui dis-je en désignant le bateau qui s’éloignait doucement.
Elle me regarda avec une drôle d'expression, un peu comme si j’étais un être mutant échappé d’un laboratoire d’expérimentations scientifiques.
- Vous vous trompez de bateau. Le nôtre est là-bas.
Je tentais de reprendre une contenance :
- Oui, oui, bien sûr, je sais, bredouillai-je. Heu… Je prenais juste la température de l’eau.
Moi qui comptait démontrer que mon intellect n’était pas tout à fait mort, ça commençait plutôt mal.
Du coup, si Paic Citron croyait qu’elle allait me mettre dans sa poche, c’était raté. Je détestais me faire surprendre en état de faiblesse.
Je lui offris toutefois un large sourire hypocrite en la prenant par le bras et dit :
- Allons-y.
Sur le bateau, je voyais les visages se presser derrière les hublots. Bientôt, je les connaîtrais tous. J’avais tellement peur, que je me sentais sur le point de vomir.
A ce rythme-là, j’allais finir par cracher mon cœur.

Le soleil remplissait la chambre et je m’étirai encore ensommeillée lorsque tout à coup je me rappelai le coup de fil de Provence, j’avais encore quelques jours devant moi.

Provence m’avait prévenue, elle ferait tout pour que le capitaine fasse un détour pour me prendre au port de Valence.

J’avais peur et hâte à la fois de les rencontrer mais je tenais à faire partir du voyage.

N'y tenant plus, je pris mon sac à dos deux trois vêtements, un carnet et quelques crayons, m'habillais tout en avalant un jus d'orange, ma décision était prise, je les rejoindrai à Sète par le premier avion.

Une heure plus tard, j'envoyais un message à Provence, de l'aéroport, pour la prévenir.

Pourvu qu'ils ne soient pas déjà tous en mer !!!

. "J'ai bien fait de mouiller à Port la Nouvelle" se dit Troglo en matant dans ses grosses jumelles les greluches qui grimpaient dans le bateau de Harry Stark. "C'est pas de la toute fraîche, mais comme on dit, c'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes."
. Vautré sur le canapé en skaï de son yacht, il décida d'attendre que ce bateau démarre pour le suivre discrètement. Il tira une bonne taffe de son havane et se gratta les burnes.
. Il faisait chaud ; il se sentait beau.

Prochaine sortie : Port-la-Nouvelle !...
Je fais des vœux pour arriver à temps…pour que les grains soient bien là…
Impeccable : la direction du port est très bien signalée !
Parking du port : yeeeeeeeeeeesssssssssssssss !
Je me gare sans problème, les places ne manquent pas. J’attrape mon sac sur le siège arrière de la voiture. Je prends le ticket de stationnement…et je cours en criant « Aristaaaaaaarque ! Adèèèèèèèl ! Attendez-moââââââââ ! »…
Deux jeunes femmes me regardent que je ne connais pas…Je dois être un peu rouge, excitée et ridicule et je vois bien qu’elles ont envie de rire.
Il faut que je me ressaisisse avant d’arriver près d’elles :
- Ma petite dame, ne courez pas comme ça, me dit l’une d’elles en agitant sous mes yeux ses mains aux ongles longs et vernis en rouge…Je me présente : Vanessa…plus connue sous le nom de Paic Citron…
Elle rit…Je fais donc un petit effort pour en faire autant et me montrer sympathique tandis que l’autre enchaîne :
- Moi, c’est Peggy…Elle m’appelle Peggy-la-cochonne…
Je ris encore une fois :
- Je vois que la bonne humeur règne avant même de monter à bord…Je sens que nous allons nous amuser…Moi, je suis coline !...Bon…Ils sont où les autres ?... Il est où le bateau ?

Le bateau avait quitté le port avec à son bord les passagers les plus turbulents pour revenir à quai reprendre les retardataires.
Depuis les radios des chaluts dont les marins du pays passaient les soutes au jet d’eau clair, le vent nous rameutait des bribes de Porrera par Lluis Llach.
Y avait comme une odeur d’écaille raclée au couteau. Le marché de la précédente marée remballait des restes d’encornets sur ses étales. Au bout du quai des amoureux squattaient encore un banc sous le même regard pathétique des derniers passants.

Et là, la lumière se fit.
(Oui, je sais, je ne suis pas une rapide).

Marie : je la reconnais à ses cheveux qu’on lui a coupés à cause d’un extrait pastiché de Duras.

Provence : traumatisée par le Dagon de Lovecraft quand elle était petite parce qu’elle n’avait rien d’autre à se mettre sous la dent… elle arrive en fredonnant : In the shadows of your warm and tender love.

Rotko : entouré de brouillard (personnalité floue, silhouette incertaine, profil indéfinissable, entre 2 ou 3 âges).

Je restais sur le quai, attendant aussi Utopie (je la reconnaitrai, Utopie, la Lagonelle qui avait passé à Marguerite Donnadieu la crème Tokalon et la poudre Houbigan qu’elle avait volé à sa mère).

Une certaine Vanessa aux airs évanescents et dont la fréquentation ne me disait rien qu’y vaille (je n’en parlerai qu’en présence de mon avocat), tira Coline par le bras.

PeggyLoup : journaliste demi-mondaire qui avait daigné descendre pour nous rejoindre depuis son île de la Réunion.

Enfin ! J’allais -j'avais, embarqué avec une partie du graintin des Chroniques littéraires !

Le j’ai des s, que mon intellect avait extorqué à l’espresso du petit matin, cétait G-D-S*, le dernier site branché du tout Oueb sur lequel le fameux initiateur racolait en nous semant des liens vers des blogs où des ptits merdeux minimalistes se foutaient de Rimbaud ! - ("Rimbaud m’a dit/C'est à cette heure que tu arrives!"/Il exagère, on fait un boulot pas facile/Et l'on se fout des trucs plein les narines »).

Le GDS convoité d’un œil par Assouline depuis son blog délaissé par les lecteurs du Monde.fr (les lecteurs du Monde qui venaient en cachette lire nos commentaires troublants).

Le GDS que lorgnaient les Philippe médiatisés de la haute (Delerm, Di Folco).

Le GDS qui fascinait les figurants de Campus (ceux qui restaient chez Durand pour prendre la pose tout en rêvant aussi de pouvoir figurer sur la liste-membre officielle des Grains mais dont notre flair interceptait les ruses).

Le GDS qui faisait de l’ombre le dimanche matin à Ferney sur la 5.

Le GDS qui faisaient jurer encore en latin les curés des paroisses de France en comptant leurs oyes restant :
-(ados boutonneux et repliés comme des ptits vieux, bobos à vélo mutés-volontaires dans les campagnes profondes pour faire bio mais qui savent se connecter en différé sur leur wi-fi et MP3 pour écouter Là bas si j’y suis, les agriculteurs aigris au visage plus rouge que blanc, votants FN et déversant en cachette des insecticides sur leurs betteraves, lecteurs de Jean-Loup Sulitzer ou de Marc Lévy, fans de Johny et d’Yves Duteil, les veuves, les laissés pour compte, les assoiffés dbêtises branchés TF1, les spectateurs de Drucker qui se demandent encore pendant les sermons si Sheilla est un nomme. Les veuves pas joyeuses. Les taiseux. Les bigleux. Les argneux.

(On avait des ennemis. Et pas des moindres).

S’engager sur GDS, avoir sa carte de membre, participer aux lectures communes, écouter Aristarque expurger ses vers, prendre ou ne pas prendre position quand les philosophes pètaient les plombs à la tribune du Figaro, c’était pas rien quand même.

"Pas de doute, maintenant il faut que je me jette à l'eau, pensa Provence, en équilibre sur la légère passerelle qui reliait le bateau au quai d'accueil.
Ce faisant, elle jeta un coup d'oeil pour vérifier si le voyeur à jumelles qui les épiait depuis son arrivée était toujours à son poste, vautré sur la banquette arrrière de son petit voilier amarré à la panne suivante. Ce qu'il pouvait être vulgaire, ce type avec ses havanes, ses chemises à fleurs, et ses shorts ridicules !
Elle décidé de continuer à l'ignorer, ne voulant surtout pas lui faire le plaisir de s'indigner de son indiscrétion.
Elle se retourna alors vers la joyeuse bande qui arrivait sur le quai, le coeur battant, et essaya de rendre naturel un sourire plutôt forcé :
- Bonjour tout le monde ! Ravie de vous accueillir à bord."

. A la vue du vieux barbu, Troglo se dit qu'il devait s'agir d'un gourou ; au vu du nombre impressionnant de cocottes qu'il avait réussi à alpaguer sur son embarcation, Troglo se dit qu'il lui faudrait peut-être un jour abandonner le louque de pléboille bedonnant et tongué qui lui avait valu tant de succès, et passer à celui de gourou éduqué.
. "Tiens mais c'est qui l'autre là à la silhouette floue ? Probablement un disciple du vieux... En tout cas elle est pas mal la bourgeoise sur la passerelle avec son regard à la dérive. 'Tin voilà un bon titre pour le prochain Brimade Mondaine : Bourgeoises à la dérive !"
. Il éructa.

Enfin tout le monde se retrouvait !! enfin au bout de plusieurs heures d’errance, les uns sur les routes ( la pauvre Coline !) les autres sur le port . Mais quel port ? il fut décidé que ce serait de Port la Nouvelle que tout le monde partirait et embarquerait pour ? ( ça Rotko et Aristarque savaient)

Enfin toutes ses femmes qui faisaient le bonheur des yeux de ce vieux satyre de Troglo, qui entre parenthèses avait failli faire vomir Marie, en éructant bruyamment, allaient d’un pied léger monter à bord d’un autre bateau mais comment y arriver ? car personne n’ignore que de Sète à Port la nouvelle, il y a un bout ? et tous ces membres éminents de GDS n’avaient pas prévu qu’en plus il leur faudrait se taper le train voire un car voire des voitures conduites par on ne sait qui ?
Bref Marie un peu désorientée, et pourtant il lui en fallait beaucoup, se retourna vers les autres filles et leur dit :

- Bon moi je m’assois là je n’en peux plus, quand ils auront pris une décision, ils nous le diront … et elle sortit « lettre à un képi blanc » de Bernard Clavel dont elle ne se séparait jamais.
A ce moment là Royko qui avait entendu sa phrase, la regarda et d’un grand sourire lui asséna : déjà fatiguée Marie ? à l’heure où tu te lèves ?

Marie n’aimait pas ce genre de réflexions mais elle se dit qu’il valait mieux laisser couler (pas le bâteau) et qu’il fallait surtout faire le point !

Dans mon île, à un niveau purement statistique, on dit qu'il y a 6 femmes pour un homme, contrairement à la métropole où la proportion est de 3 pour 1.
Si je vous fais part de cette remarquable synthèse d'une étude de l'INSEE, c'est seulement pour constater une chose : j'ai fait 10 000 kilomètres pour me retrouver au même point : trop de rivales.
Certaines se balancent déjà des vannes du style : déjà fatiguée malgré l'heure où tu te lèves ?
Les hommes, je n'en ai compté que deux. Dont un bizarre, avec des contours flous. Et je ne parle pas du satyre bedonnant avec ses jumelles un peu plus loin.
10 000 kilomètres, 12 heures d'avion, deux escales, 500 battements de coeur à la minute et tout ça pour quoi ? Je ne sais pas trop. De toute manière, les mathématiques ça n'a jamais été mon fort.

Arrivée à l’aéroport de Valence, j’appelais Provence d’une cabine pour lui dire que je n’allais pas tarder, surtout avec les nouveaux avions plus proches de la téléportation que des vieux avions à ailes.
Provence me répondit du bateau où elle était déjà installée, je n’avais pas une minute à perdre d’autant que le bateau mouillait à Port-la-Nouvelle et non pas à Sète comme je le croyais.

Je montais dans une T.G.V.A. (Tour à Grande Vitesse Aérienne), j’arriverai dans une demie heure et après, avec un peu de chance, je trouverai un véhicule pour les rejoindre au port.

Pendant ce court voyage, je me demandais qui seraient présents sur le bateau, j’aimais les imaginer, les inventer, je les dessinais dans ma tête, sauf Marie et Coline dont j’avais vu les photos. Je me mis à crayonner les portraits de chacun comme je les imaginais, petits cadeaux que je pourrai leurs offrir à mon arrivée.

La T.G.V.A. se posa sur l’aéroport de Perpignan, je descendais et cherchais à louer une moto, moyen de locomotion rapide dans cette foule de véhicules, il fallait que je fasse vite, j’étais à 42 Kms du port.

J’arrivais en vue du bateau un quart d’heure après, je n’avais pas conduit de moto depuis bien longtemps, à la vue du quai, j’hésitais à passer sur la passerelle passager et je décidais qu’il était plus sage de me garer sur le quai.

Je montais sur la passerelle du bateau quand je vis Provence sur le pont me faire de grands signes auxquels je répondis avec plaisir !

Tiens donc ! quels cafouillages ! Ces grains et graines ! Je ris de les voir si brouillons, courant de ci de là, comme des fourmis délogées par un coup de pied au cul !

Oui, je suis méchante et moqueuse, c’est vrai ! Je l’ai toujours été, c’est ma nature... je dois tenir ça de ma mère, tout le monde la craignait.

Faut donc que j’accepte mes ascendants et mes penchants… que je regarde en haut tout en penchant la tête…
je suis à plaindre finalement, mais qui s’occupe de moi ? Personne !

Celui qui m’intrigue, c’est le vicieux aux jumelles. Un satanique ? J’aimerais le sonder un peu. Ce sera pour plus tard.

Actuellement je ne perds pas une miette du spectacle sur le bateau : un beau bateau, y a pas à dire ! Comment cet Harris Stark a -t-il pu se le dégoter ? Par son fils, par ses relations portuaires ? Va savoir…secret, il est le bonhomme… y en a qui disent qu’il était banquier, je doute…il a l’air trop honnête.

A peine montée à bord, la Marie a pris un balai et une serpillière et s’est mise à astiquer le pont ! Du chêne, je crois, le plancher de bord ! L’autre, je ne sais plus son nom, a vérifié les moteurs, deux moteurs et quatre voiles, s’ils n’arrivent pas à démarrer avec tout ce matos !

Y a une graine qui pleurait, tellement elle était énervée, une anxieuse sans doute. Fallait voir ses valises ! Elle les traînait, les roulettes couinaient. Peggy m’a dit que c’était une critique littéraire ou quelque chose du genre. Très chic en tout cas, petite robe noire et collier d’or. Tu parles d’une tenue pour naviguer !

Je sens qu'on va rire aux premières vagues

Journal de bord

8 novembre 2006.

Le capitaine Aristarque consulte les cartes et écoute attentivement la météo marine. Il a l’air de lorgner du côté des Canaries, mais entend bien être le seul maître à bord. Il veut décider de la date du départ et de l’itinéraire.

Je suis donc, moi Rotko, employé aux écritures. Il faudrait que j’annonce la composition de l’équipage, mais je dois attendre encore. Le pacha voudrait que je fasse l’appel sur le pont, mais je crains les moqueries.
Je ne sais pas si c’est l’usage, mais je mets un mot sur les différents passagers

Actuellement sont à bord ou prêts à embarquer : Aristarque, Provence - une boute en train, ça se voit tout de suite, ADL très méthodique, Utopie toujours à chercher ses affaires, Vanessa qui me fait une bonne impression , souriante et prête à rendre service, Marie, une maniaque du ménage, Coline qui monte et descend la passerelle, elle semble regretter la terre ferme, (à surveiller); Peggy , une timide qui joue les délurées mais qui n’en mène pas large.

On attend encore troglodyte et des invités de dernière heure. Je voudrais que les retardataires se fassent connaître. On embarque Colbrune qui faisait du stop.

L’atmosphère est joyeuse, encore qu’un peu fébrile. Je sens le pacha préoccupé. J’ai l’impression que les douanes nous surveillent à la jumelle. Ça m’intrigue.

Le vent est de force 3, NE.SO, la mer peu agitée.

Je ne sais pas ce que j'ai, je me sens fébrile...Peut-être à cause de toute cette agitation, ces tergiversations avant même le départ. J'ai comme un pressentiment, on dirait. Ce voyage ne me dit rien qui vaille...J'en suis encore à me demander si j'embarque ou si je trouve une bonne raison de rester à quai...Mais qu'est-ce que je pourrais leur dire maintenant que je suis là?...Prétexter un coup de fil de dernière minute?...Et puis j'ai tout de même envie de prendre moi aussi la mer...Et de la prendre avec eux depuis le temps qu'on en rêve...
Je fais les cent pas...une dernière fois avant de franchir définitivement la passerelle?
Juste derrière notre bateau, il y a un type, seul sur un joli voilier, qui me sourit...Je lui rends son sourire, accompagné d'un léger et rapide salut de la tête, par politesse...Seulement par politesse, oui, parce que si le bateau est pas mal, le type, lui, c'est autre chose...Encore un vieux beau qui parade dans l'espoir de séduire en étalant son fric...Ca manque de goût, vraiment!...L'attitude et les vêtements aussi manquent de classe...
Allez hop!...je file rejoindre les Grains sinon il va se croire en terrain conquis...Beurk!...
J'ai déjà envie de vomir...Qu'est-ce que ce sera en mer!
Provence me fait signe de venir, cela m'encourage:
-J'arrive!
Les dés sont jetés...Je ne ferai pas marche arrière...

. Par souci de conformité il me faut adopter le présent et la première personne du singulier. Singulier je le suis, à tel point que je passe pour "vicieux", "satyre" alors qu'en fait je suis un enfant de coeur.
. Ils en mettent du temps à démarrer... Profitant du début du crépuscule et d'un léger vent favorable, je m'approche discrètement du navire aux flancs pleins de poulettes. Tiens tiens... Je colle mon oeil à un hublot ; je discerne à travers la buée une jeune femme qui ouvre fébrilement sa valise. Que va-t-elle en extirper ? Un olisbos de Lesbos ?

Marie tout en tordant comme une malade la serpillière qu'elle a trouvée sur le pont, marmonne: mais qu'est ce qu'ils font tous ? en plus qu'est ce qui va se passer dans les heures qui viennent? qu'allons-nous manger, et où? c'est sale comme une porcherie ce bateau!

- Tu as un problème Marie , intervint gentiment Peggy

- Pas du tout ma belle mais aide moi plutôt à aller chercher de l'eau pour que je continue à nettoyer tout cela.

Peggy fut prise d'un fou-rire! elle courut vers Vanessa et lui hurla : tu sais ce que demande la plus vieille du groupe?

- non,

De l'eau pour laver le bateau alors que la mer est à sa portée !!

Elles pouffèrent et pleurèrent de rire!

Oh regarde la- bas, intervint Peggy, cette femme en noir ? ça me revient!! on la connait non? ce n'est pas Colbrune?
- On dirait
- elle n'est pas mal comme fille non?
-Bof oui on va dire cela , rétorqua Peggy

- dis moi et ce type là-bas sur son voilier? il va reluquer encore longtemps notre bâteau?

- Tu sais quoi? Ce n'est pas notre bateau qu'il regarde!
et là encore elles éclatèrent de rire toutes heureuses de cetet petite aventure, contrairement aux autres femmes qui s'énervaient et trouvaient le temps long.

J’avais embarqué parmi les premiers.
Je devrais dire parmi les « premières » (pas beaucoup de mecs sur le navire).
Vu le raffut j’avais préféré me caser tout de suite pour me trouver un coin tranquille afin de ne pas avoir à partager une couchette double ou triple voir quadruple avec n’importe qui.
-Coline était arrivée en catastrophe et au récit qu’elle me fit de ses tribulations pour parvenir à quai, je sentis que mes inhibitions reprenaient le dessus.
Quand elle voulu me refiler sa recette des crèpes catalanes et me conter ses souvenirs de la route du Sud de son enfance j’embarquais dare-dare.

-Provence m’avait mise au parfum quant au mateur qui stationnait depuis le départ à proximité en fumant des cigares qu’il devait faire venir de la Havane en passant par Katmandou.
Mais elle refusait de cafter au pilote parce que le pilote n’échangeait que des propos érudits alors que nos angoisses à nous étaient très terre à terre…
- Dans un premier temps je m’accordai assez bien avec Peggy tout en me demandant si elle tiendrait le coup par grand vent. Ses derniers souvenirs d’océan lui faisaient un teint blanchâtre et elle se laissait sottement alpaguer par la Vanessa dite Paic citron que j’aurais bien installée en cuisine à briquer au lieu de laisser Marie faire le sale boulot.
-Mais PeggyLou, je fis mine de l’avoir à la bonne, car elle avait emporté dans son barda de quoi se relooker (pince à épiler, crème pour les mains, vernis, anti uv protection 60 et sèche-cheveux à pile avec le chargeur de piles –ce qui pourrait m’être bien utile car j’ignorais encore où l’on accosterait.

-Quant à Coline, ma Lagonnelle, que j’avais cherché des yeux une bonne partie de la journée, je fus sidérée de l'entendre arriver dans le dernier virage sur les quarts de freins stridents de sa moto avant d’embarquer après s’être jetée dans les bras de provence !

- Retirée dans ma cabine je défaisais mon baluchon quand j’aperçus des yeux hagards et poissards se coller à mon unique hublot : mon hublot, le seul point de repère contre ma claustrophobie. –"ben, sans doute un acanthoptérygien fretin de ces eaux d’alevinage" –pensai-je, et je me mis à déballer mes petites affaires de nuit pour me mettre à l'aise... : Africain psycho de Mabanckou, l’Amante anglaise de Duras et les nouvelles d’Oulitskaïa que j’avais emportées au cas où.