Récit évolutif n° 2 - Le Récit

-Oh mon dieu, tout le monde qui arrive là !
Cul sérré, mains moites, Bertrand glissa son café au bout du comptoir.

Parmi les nouveaux arrivants, l'un dominait par sa haute taille. Il était légèrement vouté, comme ces ados qui grandissent trop vite. Il n'avait certes plus l'âge d'un ado mais il leur ressemblait, pas seulement par son allure, aussi par la tenue décontractée qu'il portait...un jean et un simple pull jaune clair que coline reconnut de suite. Ce qui s'inscrivait sur son visage était d'une grande douceur et faisait de lui d'emblée un être sympathique. Il souriait à peine, mais à chaque visage qui croisait son regard bleu.
Coline l'observait, elle savait bien qu'à un moment leurs yeux allaient se rencontrer. Elle n'en revenait toujours pas de le voir là! Et déjà, il s'avançait pour serrer les mains des grains, rassemblés et presque silencieux pour une fois, intimidés surtout devant un tel rassemblement d'écrivains.
S'avançant vers Rotko, il se présenta:
-Bonjour! Je suis Jean Pierre Siméon...Non!...Mais qui vois-je?...Coline!...Toi aussi tu es là?...
- Ben...oui...tu vois...Et moi non plus je ne savais pas qu'on se retrouverait ici!...
-Mais qui êtes-vous?...vous tous, je veux dire...ce groupe que vous semblez former...
-Les Grains on s'appelle...Des fous de livres!...On se retrouve tous les jours, et plusieurs fois par jour même, sur un forum...pour parler de ce que vous écrivez...
- Je vois...Ce n'est donc pas un pur hasard alors si vous êtes là?...Comment avez-vous su?...
D'un mouvement du menton, coline indiqua Rotko:
-C'est le chef!...Il nous a tous fait venir en prétextant une grande urgence...On a cru à une menace pour notre forum GDS, et puis voilà...vous arrivez, et c'est pour nous une très grande surprise...Jamais nous n'aurions pu imaginer!
Puis, s'adressant à Rotko, elle demanda en souriant:
- Tu vas peut-être tout nousexpliquer maintenant!

coline a écrit:

Puis, s'adressant à Rotko, elle demanda en souriant:
- Tu vas peut-être tout nousexpliquer maintenant!

- C’est un peu par hasard que j’ai eu connaissance de cette rencontre. Début juillet, j’ai reçu un coup de fil inattendu. (1)

Je mis un certain temps à comprendre que ce n’était pas un perroquet enroué, mais Troglodyte qui cherchait à me joindre. Il avait eu vent par Catherine Millet, dont il assurait les transports, d’une réunion portant sur le thème : relations auteurs-lecteurs, fantasmes et réalités.

J’étais un peu réticent mais Troglo m’a dit que vous seriez là, et que les invitations répondraient aux désirs de rencontres des lecteurs et des lectrices.

Sans perdre une minute, j’ai battu le rappel des Grains et Graines et lancé en leur nom des appels à leurs auteurs favoris, sûr de faire plaisir à chacun et à chacune, n’est-ce pas, Coline ?

Celle-ci se trémoussait, dansait d’un pied sur l’autre en s’entortillant les mains. Rotko avait bien envie de rire, mais l’émotion qui se peignait sur son beau visage la rendait émouvante.

(1) début de la communication reconstituée par les RG qui avaient mis la ligne sur écoutes. carnets de l'enquête.

Citation :

2 juillet. 15h 02.

- Arro ? Arro ?
- oui, ououi ?
- cerroto ?
- cooomment ? Qui demandez -vous ?
- Rrrroto ?
- éloignez le téléphone et articulez mieux… si vous pouvez.
- rrroto ? tantan mâle, c tlogro
- Ah ! Je oua, t’es wetouwné en Afwique ?

Marie, comme à son habitude, parlait aux uns et aux autres de tout et de rien, souhaitait la bienvenue à certains, en toisait d'autres en pensant: Ah il est là aussi celui-là? " pffff
Il est vrai qu'elle en connaissait quelques-uns, allant fréquemment à la maison de retraite toute aménagée et toute neuve pas loin de son village. Là, se reposaient, méditaient des vieux auteurs. Certains avaient été lus , beaucoup lus, mais d'autres avaient écrit toute leur vie pour s'entendre dire: mais qui êtes-vous? vous un peintre?

Mais là dans cet hôtel de luxe où tout ce beau monde se réunissait, elle virevoltait, une poignée de main par ci-, un petit baiser amical par-là.
En fait, elle se demandait si Bernard Clavel, son idole littéraire allait venir. C’était un homme qu’elle admirait tant !

Elle se haussait pour l’apercevoir car il était très grand, mais elle commençait à s’angoisser …avait-il été invité ? Comment le savoir ?

« Oh flûte je suis en retard ! Mais qu’est-ce … ? Je rêve ? C’est pas vrai … »
Sous le coup de l’émotion, Inès ne se rendait pas compte qu’elle parlait à haute voix.
Quelle idée stupide d’avoir mis des talons… non content d’être décoiffée, elle faillit trébucher en se tordant la cheville.
- Mademoiselle ? Vous allez bien ?
- Stephen King ?!
- Permettez que je vous présente mon ami, mon pote comme vous dites chez vous …
- John Irving !!! Mais je dois rêver, ce n’est pas possible…
- Votre étonnement est réellement charmant, Mademoiselle … ?
- Inès, Inès Tenso… pardonnez moi cette question, mais que faites vous ici ?
- Nous participons à un séminaire sur l’écriture et…
- C’est incroyable, vous êtes mes deux auteurs favoris, vous n’imaginez pas ce que je vis avec vous, avec vos livres … pardonnez moi … je vous assomme avec des propos que vous devez entendre tout le temps…
- N’en croyez rien, Inès … Nous adorons être flattés par notre lectorat…
- Même dans mes rêves les plus fous je n’aurais imaginé vous rencontrer… permettez que je vous présente mes amis, ils vont en être babas, depuis le temps que je leur parle de vous !

Inès regardait tour à tour à sa gauche, John Irving, à sa droite, Stephen King, et se pointa fière comme pas deux à l’entrée du hall.
Ce qu’elle vit faillit lui faire tourner de l’œil, mais Rotko vint à se rencontre un sourire en coin, amical.

- Bonsoir Inès, je vois que tu as fait d’heureuses rencontres…
- Bonsoir Rotko, pour une surprise … elle est de taille, t’es vraiment un type incroyable toi !
- Allez viens , allons rejoindre les autres...

Colbrune voulut se fondre dans la foule, disparaître sous terre, s'évaporer en l'air. "Pourvu que personne ne prononce mon pseudo", songea-t-elle, "il ne faut en aucun cas qu'"il" sache que j'ai usurpé le nom de son héroïne. Pourvu que personne ne "lui" dise que c'est moi qui leur ai transmis la quignardite. Pourvu que nos regards ne se croisent pas. Pourvu que plus personne ne m'adresse la parole."

Tout compte fait, elle préféra prendre la fuite, traversa le hall, s'apprêtait à sortir sans un seul regard par-dessus l'épaule, lorsqu'une main se posa sur son épaule...

-C'est seulement moi. Jacques. Oui je suis de noir vêtu.

Colbrune blanchit, ça, je le vis.

"Tu ne dois pas avoir peur, je dépense beaucoup d'énergie à te connaître, c'est tout.

Elle s'apaisa, je le vis à son regard.

lui, comme Frollo, elle blanche Aline,

occultons !

Marie chuchota à l'oreille d 'Inès :

- fais gaffe avec le King, ne lui serre pas la main, sinon, sensible comme tu es aux ondes et courants électriques, tu risques d'être sacrément secouée...

- t'inquiète pas, j'ai deja vu le film trois fois, et si quelqu'un est bien branchée à la terre, c'est Bibi.

Marie, tout étonnée de decouvrir une Inès aussi résolue, la regarda avec admiration. Celle-là, l'adversité la dopait, et qui voudrait lui marcher sur les pieds en prendrait plein ses semelles. Derrière une couverture Harlequin, elle vous servait de la vraie série noire.

Bon tout le monde était tout chamboulé. On aurait dit des fans à la sortie d'un concert rock... et Queenie avait un peu de mal à se supporter dans cet état de frénésie ridicule et naïve. Il était temps qu'elle éprouve ces corps dont elle pensait sonder les âmes.

Bertrand l'observait intensivement, elle le sentait. Apparemment tous ici avaient oublié sa présence, et le présenter tomberait peut-être comme un cheveu sur la soupe. Mais elle ne pouvait le laisser seul ainsi, et surtout avec toute la possibilité de l'observer et de deviner ce qu'elle avait l'intention de faire... Elle attrapa Rotko au vol, qui papillonait entre les convives.

- Rotko n'oublies pas ton messager, il attend ta réponse ! Et je ne suis pas sûre qu'il soit aussi patient qu'il en a l'air...
Rotko, vraisemblablement n'était pas disposé à perdre son temps avec Bertrand, mais avait-il son mot à dire ? Queenie avait besoin de diversion, elle poussa Rotko d'une bonne bourrade et l'envoya droit dans les jambes de Bertrand, un peu comme une adolescente pousserait sa copine dans les bras du garçon inaccessible qu'elle rêvait d'atteindre.

Rotko avait capté l'attention de Bertrand. Un quart de seconde, et ... Queenie se faufila dans la foule. Elle rejoignit celui qui restait seul, un peu à part, un peu paumé par rapport à tous ces auteurs de littérature.
Hubert Colas scrutait Chloé Delaume avec insistance. Peut-être parce qu'il admirait son travail, éventuellement parce qu'il s'imaginait une adaptation théâtrale de son dernier livre, sûrement parce qu'ils étaient pratiquement dans le même questionnement générationnel. Chloé Delaume cherchait apparemment à s'isoler. hubert Colas la perdit de vue quand Queenie pointa le bout de son nez face au sien.

- Salut. Je veux décortiquer la chair de tes mots. Chambre 1050.

Aussitôt dit, aussitôt partie. il ne fallait pas lui laisser le temps de se poser des questions. Et Queenie ne voulait pas non plus se laisser le temps de faire un pas en arrière.
Elle se glissa dans un coin, attendit un instant de voir Hubert Colas cesser de la chercher du regard et partir vers l'accueil.
Elle sortit alors un petit bloc notes de sa poche, griffona sur une page :

- Pour la caillera que tu n'es pas, ton corps attaché à ta duplicité virtuelle se décollera les membranes sous les putains de ta race que je ramasse à la pelle. Chambre 1050. Oui je suis barge et je te ferai du mal. Ou peut-être pas.

Alors qu'elle sentait un poids se posait avec insistance sur elle, elle vit que Coline commençait à la regarder avec insistance. Queenie s'échappa rapidement des regards échangés, bouscula quelques corps vieillissants et plongea prestement le papier dans une poche de la veste de Chloé Delaume.

Elle rejoignit aussi rapidement que possible Coline et les autres. King et Irving étaient là. Inès était apparemment aux anges. Queenie, l'adrénaline encore frémissante, était sur le point de leur donner à eux aussi le numéro de sa chambre. mais non. Elle ne pouvait pas, pas encore. Elle sourit donc bêtement, aussi calmement et innocemment que possible. il ne fallait pas qu'on devine ses intentions. Et alors que l'excitation de son culot retombait peu à peu, elle commençait à sentir à nouveau en elle, la fibre fanatique prépubère devant deux écrivains qui avaient tant de fois bercés son imagination le long de berges mornes.

- Inès tu me présentes dis... ?

Marie, brusquement, se fraya soudain un passage dans la foule et se retrouva devant un grand bonhomme, plus jeune du tout, mais des yeux pétillants de malice:

- Alors jolie dame ou courez-vous si vite ? dit-il en la recevant dans ses bras. Il faut dire que Marie avait tout fait pour cela, car elle avait exceptionnellement mis des talons très hauts et complètement instables. Mais qu'il lui fut doux de se retrouver dans les bras de celui qu'elle vénérait et admirait depuis toujours.
Elle bégaya un :
- désolée ;!
Qui ressemblait plutôt à un croassement , en ne quittant pas des yeux Bernard Clavel, car c'était lui , oui , enfin, l'idole de Marie était là devant elle !Oh bien sûr, il avait pris quelques rides mais elle retrouvait son sourire et en était toute chavirée!

- Monsieur Clavel ? m'accorderiez-vous quelques minutes? je voudrais tant vous dire mon admiration?
- Pas trop longtemps, jolie dame car on m’attend.
- Je voudrais simplement vous dire que j’ai toujours été passionnée par vos écrits, et j’ai suivi votre « carrière » avec beaucoup d’intérêt. Dans « le tambour du Bief » vous traitez avec délicatesse le sujet si difficile qu’est l’euthanasie.
dans « l’espion aux yeux verts » vous m’avez ravie avec vos différentes nouvelles.
et surtout dans « lettre écrite à un képi blanc » vous m’avez émue moi qui suis de la génération de cette histoire.

Et puis dernièrement je me suis fait un plaisir en lisant vos nouvelles sur les chiens : six chiens tellement différents mais tellement attachants. Comme l’homme peut être parfois petit face au dévouement de ces bêtes.
Et puis je terminerai sur une petite histoire courte Monsieur Clavel d’il y a des années :

«Nous étions à table et il était 21 heures environ.
Vous êtes venu à la télévision présenter des images insoutenables d’enfants brûlés au napalm au Vietnam.
Vous nous avez demandé d’être conscients de ce qui se passait là bas et volontairement, vous nous avez présenté des enfants mutilés atrocement, en vous excusant de nous déranger à table.
Et puis vous nous avez raconté comment dans vos randonnées humanitaires, vous pouviez être mal, et tristes quand vous n’aviez qu’un boite de sardines dans vos provisions et que des centaines d’enfants dépenaillés vous tendaient la main, crevant de faim.

Pour tout cela Monsieur Clavel je vous dis bravo.
Bien sûr, votre littérature m’enchante mais aussi votre humanisme et votre personnalité. C’est un plaisir pour moi de vous le dire aujourd’hui, grâce à Rotko qui a organisé cette rencontre auteurs et notre petits groupe, je peux vous dire : Vous resterez à jamais un GRAND Monsieur.
Bernard Clavel semblait ému mais soudain bousculé par les photographes se ruant en ayant vu arriver Amélie Nothomb, il me laissa là, encore toute émerveillée. Il me cria de loin : Merci Madame ….

- Queenie ! Steve, John, je vous présente Queenie, je ne cesse de lui répéter qu'il lui faut relire vos oeuvres, qu'on les goûte différemment à chaque âge, j'en ai fait l'expérience , si Queenie, je sais ce que je dis ...

- Et voilà c'est repartie, quand Inès est lancée à votre sujet on ne peut plus l'arrêt...

- Quennie, steuplait tu peux arrêter de te gratter les fesses devant toute l'assemblée, souffla discrétement Inès.

Et Queenie que cette remarque enchanta , pour des raisons que seuls les membres de GDS pouvaient comprendre ... attrapa au passage Colbrune qui semblait prendre la fuite avec Jacques.
Il était hors de question qu'il nous fasse le coup de la dernière réunion en s'enfuyant avec Colbrune, tout comme il l'avait fait avec Coline.

Tandis qu'Oxymoron et Seuguh s'accaparaient Houellebeque, proprement occupé à contempler les jambes des femmes de l'assemblée d'un air rêveur et néanmoins salace, des serveurs, vestes blanches et noeuds pap, nous apportaient de quoi nous sustenter en liquide ... et en solide.

- Mesdames et Messieurs, Graines et Grains, votre attention s'il vous plaît ! Si je vous ai rassemblés ici ce soir ... commença Rotko.

Après un long silence, tout à coup les applaudissements fusèrent de toute part, aussi bien du côté des membres GDS mais aussi des auteurs, qui paraissaient émus, d'être accueillis avec tant de chaleur. On aurait pu se rendre compte de la fusion qui s'effectuait entre auteurs et lecteurs, un même amour de l'éc riture, de la lecture et du partage.

- Oui Coline? qu'y at-il ? demanda Marie discrètement, tu as l'air inquiète? tu penses que Rotko est ému au point de sortir prendre l'air?
auquel cas ce n'est pas grave, il avait fini son discours non?

Vincimild put apprécier la joie des Grains dont il faisait partie. Cette rencontre avec les écrivains, il n'aurait pas pu la rêver il y a quelques mois. Il eut néanmoins un regret, celui de savoir qu'il ne verrait jamais son idole, Philip K. Dick....

- Oui , je crois qu'il avait fini son discours, répondit coline puis elle demanda tout bas à Marie qui était ce grand homme sur lequel elle s'était précipitée avec tant de joie.
- Pfffffff...fit Marie, en riant comme à son habitude...tu ne l'as pas reconnu?
-Non, je t'assure...mais je ne suis pas physionomiste...Qui est-ce?
- Mais voyons, coline, c'est Bernard Clavel!...
- Mais oui, bien sûr...Je ne peux pas m'empêcher d'avoir une pensée pour ma mère...c'était son auteur favori...
- Mais toi, dis-moi qui est la belle dame brune, là-bas, qui sourit dans sa robe de gitane?
-Oh...alors là...c'est encore quelqu'un que j'ai plaisir à voir ici...C'est Jeanne Benameur. Je viens juste de finir son dernier livre, je vais pouvoir lui en parler.
-Tu vas oser?
-Comment ça, je vais oser?...Bien sûr que je vais oser...Elle est tellement gentille...Tu n'as pas "osé" aborder Bernard Clavel toi peut-être?

Elles éclatèrent de rire, se retenant toutefois de faire trop de bruit. coline toussota:
-hum, hum...Marie, il faut tout de même que nous sachions nous tenir...
Elles étaient toutes deux d'une humeur très joyeuse que rien n'aurait pu entamer.

Marie toute rose encore d'émotion, écrivit sur une feuille, avec son feutre en très grosses lettres: Les filles est-ce que l'une de vous a une enveloppe?

- Pour quoi faire? demanda Rotko d'une voix forte et assez mécontente, on doit bien le dire.
En effet une dissipation génerale semblait maintenant atteindre tout notre groupe et ce rendez-vous devenait, en fait l'occasion pour nous tous de nous connaitre mieux et de rire ensemble. C'était aussi le but recherché mais il est vrai, que nous n'arrivions pas trop à parler sérieusement et ça Rotko le prenait assez mal. Il était il faut le rappeler l'organisateur de cette réunion et il aurait bien aimé qu'elle fût sérieuse du moins jusqu'au moment où tout le monde se retrouverait au restaurant.

Du coup Marie, très mal à l'aise reposa sa feuille et susurra à Coline:

- c'était pour envoyer un petit mot personnel à Anna Gavalda je n'ai même pas eu le temps de lui serrer la main pfffff!

Pendant ce temps-là, dans les cuisines de l’hôtel, les marmitons s’activaient.

L’un avait coupé les basses côtes, l’autre faisait un roux avec la graisse de l’animal, le troisième, lassé d’avoir épluché tant de navets, remuait le bouillon d’un air accablé.

- tu parles d’une veine, je devais partir en ouiquende et le dirlo m’a rappelé dare-dare pour le repas. .
- C’était pas fixé depuis longtemps ce repas, non ?
- Si, mais on n’attendait pas autant de monde !
- qui c’est ? Des politiques ?
- Du beau linge, plutôt, il y a là des femmes…

Le plus âgé se pencha pour parler à l’oreille de son compagnon.

- Tu crois ?
-Comme je te le dis ! Et crois bien que le repas ne va pas ralentir les ardeurs…

Une porte s’ouvrit :

-Alors les gars, ça vient ce haricot de sanglier ? Faut pas perdre du temps maintenant. On leur sert l’apéritif, et ils ont une bonne descente…

toc, toc, toc !
Bertrand entra dans la cuisine :
-Si vous voulez je peux vous donner un coup de main. J'aime pas trop servir, mais je sais faire la plonge.
-Allez hop, on ne refuse jamais un coup de main.
Tiens enfile ça et épluches les carottes.
-Super, dit bertrand. En plus j'aime pas rester sans rien faire. Vous avez un accent du sud vous ? s'adressant au chef cuisinier
-Exact gamin, j'ai servi dans la marine, dans la rade de Brest, pourtant je suis de Toulon. Assez papoté. Et que ça saute ! C'est pas des marrants là bas.

Queenie avait finalement décidé de se retirer loin du brouhaha ambiant. Elle commençait à se sentir à l'aise avec tous ces gens, ses tremblements s'étaient calmés, mais elle était soûle de paroles et avait besoin d'une autre ivresse pour qu'elle se sente comme un poisson dans l'eau...
Elle en était à son quatrième verre de vodka black ... aux coins de ses lèvres une petite marque noire témoignait de son délit. Assise au coin de la table, elle regardait tout le petit groupe s'affairait. Rotko qui essayait désespérement de ramener sa troupe vers la table où le repas n'allait pas tarder à être servit.
Bertrand qui s'était éclipsé assez discrètement dans les cuisines, c'était bien lui ça : plus à l'aise dans l'action que dans la parole. Sûr qu'il reviendrait se faufiler à table dès qu'ils y auront tous pris place...
Coline et Marie semblaient se connaître depuis toujours et échanger gaiement leurs impressions et leurs plaisirs tout en sirotant leurs apéritifs.
Inès papotait encore avec John Irving et Stephen King : mais qu'est-ce qu'elle pouvait bien leur raconter ? elle leur faisait une analyse de texte sur leurs romans ou quoi ? En tout cas, le débat semblait passionné et respectueux. Elle devait être aux anges !
Colbrune avait apparemment trouvé un trou où se cacher, Queenie ne la voyait nulle part. Sûrement très intimidée par son éventuelle rencontre avec quignard, elle avait préféré se faire le plus discrète possible.

Queenie n'en pouvait plus d'observer tout le monde, cette activité était décidemment épuisante. Elle allait se resservir un verre, et après tenter de rappeler tout le monde à table. Qu'on dîne non de non !

Alors qu'elle attrapait la bouteille et se préparait à se verser le liquide sombre dans son verre, une personne pris place juste à côté d'elle et tendit un petit shooter.
- J'peux en avoir, s'il te plaît, j'ai toujours voulu goûter et là je crois que c'est le bon moment.

Machinalement Queenie versa le liquide dans le contenant vide. Dans le même mouvement elle regarda sa nouvelle voisine, et faillit en renverser quelques gouttes du précieux liquide sur la nappe immaculée.
Chloé Delaume souriait. Simplement. Un fin mouvement des lèvres qui transperce les barrières médiatiques. La voilà donc, là, en chair en os et en mots. Juste là.
Secouer fort ses idéaux et les pulvériser avant qu'ils ne soient trop hauts.

- On trinque ?

Queenie atterit, les verres pleins s'entrechoquent, les deux liquides se mélangent. Nul poison ne sillonera nos échanges de tranchées arides.

La conversation prend place, de ses bras conventionnels entourent nos mots imparfaits. Simple langage troué où vient se planter la seringue au doux nectar de l'intimité. Queenie et Chloé dépassent le temps des convenances, un papier glissé vient s'immiscer entre les biens-çava-merci-etvous.

Citation :

Pour la caillera que tu n'es pas, ton corps attaché à ta duplicité virtuelle se décollera les membranes sous les putains de ta race que je ramasse à la pelle. Chambre 1050. Oui je suis barge et je te ferai du mal. Ou peut-être pas.

Il suffit de quelques graines de sel pour pimenter un plat comme il suffit de quelques lettres pour commencer un roman.
Entre elles, plus de complexité. Entre leurs mots, elles échangent plus que des silences. Le temps s'écoule et les verres se vident.
Sur le point de se lever de table, en partance pour un univers d'érotisme mécanique, voilà que Rotko les rassoit brutalement sur leurs chaises, fait signe et appelle les autres à se mettre à table.

- Vous, vous ne bougez pas. Si vous commencez à partir, c'est sur plus personne ne voudra s'assoir.

Elles se regardent. Se reservent de la vodka en attendant les autres. Rigolent un bon coup en frappant leurs verres et se tirent des langues bleutées.

Dans le couloir des éclats de voix se faisaient entendre :

- Mais puisque je vous dis que çà ne m’intéresse pas..
- Attendez de voir que je vous propose, ou du moins écoutez-moi ! Comment je peux parler si vous m’in…
- je ne vous ai rien demandé, ma petite dame…

Coline, curieuse et empressée , se hâta d’intervenir :

- Monsieur Schmidt, je suppose ?
L’homme se retourna.
Son regard s’adoucit aussitôt :

Oui, roucoula le colosse, qui êtes vous ? me semble vous connaître..

- je suis une de vos lectrices, mais surtout je viens de vous voir chez Matthieu.
-Ah bon ? Ça ne me dit rien…
- l’épicier ! Vous vouliez deux scaroles et trois navets…
- ah oui, dit-il en éclatant de rire, vous avez ramassé mes clés de voiture ! Je ne fais que des bêtises en ce moment….
- Normal, vous nagez trop ! Deux kilomètres par jour, et votre travail matinal...
- C’est vrai, madame, mademoiselle ?
- Coline Demoulins,
- c’est surtout que je suis fatigué d’être harcelé par cette commerciale…

Tous ceux qui avaient suivi cette brillante conversation se retournèrent vers la personne désignée…

- mais c’est Virginie des Pentes ! murmura Chloé qui était étudiante et physionomiste.
-Peut-être qu’elle lui proposait son livre, ricana Troglodyte.
- Ah ! Oui, baise-moi ! s’écria queenieinlove

Le silence se fit épais, tout le monde semblait figé mais d’un seul coup…

La porte de la cuisine s'ouvrit toute grande sur le chef étrangement concentré :
-Mesdames, Messieurs ! L'ami bertrand que j'ai embauché pour nous aider à la plonge, ma révélé vos occupations d'écrivains, aux uns et aux autres. C'est pourquoi avec une certaine émotion, en premier poussé par mon second, puis par la patronne, je veux vous servir l'apéritif en vous déclamant quelques vers de ma composition. Acceptez vous ?
-L'apéro oui ! cria Queenielove !
-Ah ça fait plaisir. Le premier compliment s'adresse à la compote, une recette de ma grand-mère avec un petit secret suggéré à la fin de la poésie. Je commence ?
-Je distribue les verres dit Rotko ?
Quelques têtes se détournèrent de l'attraction "fort haine".
Le cuistot déclama haut et fort :
Lorsque sous la loupiotte,
Je cuisine ma compotte,
Je pense à toi ma lolotte....
Un éclat de rire discret mais collectivement instinctif s'afficha sur tous les visages des personnes subjuguées, par la perfection des propos adhérents au plus près du personnage s'auto-flagellant.
Maladroitement, marie poussée par ses bonnes intentions, fit tomber à terre le plateau rempli de verres en cristal.
Un prétexte qui permit aux nerveux d'exploser de rire. (les salauds !)
Coline pince sans rire :
-Marie tu t'es fait mal ?
Rotko toujours sérieux demanda au chef une pelle et une balayette, histoire de ramasser les morceaux.
Le chef un peu dépité par cet incident incongru
-Désolé, je reviendrai pour le dessert, promis. Je retourne aux fourneaux.
Dans le fond à droite, on entendit un "chouette !" volontairement étouffé genre féminin singulier .
Inès n'osa pas demander ce que le chef avait préparé.

Peu à peu, les convives s’installaient maintenant autour des tables rondes à huit couverts qui avaient été dressées pour eux. Certains commençaient à avoir sérieusement faim et les odeurs de cuisine ayant traversé la porte en même temps que le chef- cuisto poète avaient manqué de les faire défaillir…

D’autres sentaient bien la nécessité de passer à table après avoir englouti plusieurs verres d’apéritif. Leurs yeux étaient brillants et leurs joues un peu trop roses…
Fort heureusement, Queenie et Chloé Delaume, étaient déjà assises…Elles n’avaient pas besoin de se déplacer. D’autant qu’elles avaient l’air maintenant de vieilles amies complices qui ne semblaient pas vouloir se séparer. Un rien les faisait rire et leur bonne humeur attirait à leur table Eric-Emmanuel Schmidt qui avait bien besoin de se détendre. Troglodyte, l’œil amusé, avait déjà pris place entre elles deux.



A une table voisine, Jean Pierre Siméon fit signe à coline pour qu’elle vienne s’y installer:
- J’arrive de suite mais garde une place de plus, je vais inviter Jeanne Benameur à se joindre à nous.
-Oh ! alors, dit Utopie qui venait d’entendre, je peux aussi me mettre ici ?
- Quelle question! Lui répondirent en chœur Jean Pierre et coline dans un sourire…

Chloé n’en revenait pas de voir toute cette assemblée piaillante et jacassante, qui riait et buvait beaucoup, joyeuse et délurée.

Par moments, on entendait des bribes de conversation. Chloé Delaume confiait ses déboires à l’oreille de Queenie
- Je voulais attaquer la téloche et c’est moi qu’on accuse de clichés…
- t’inquiète, c’est des beaufs qui t’ont pas compris…
- finalement c’était qui ?…
- t’es sûre que..
- C’est ADL qui me l’a dit !

Les voix enflaient et refluaient, au-dessus des tintements de verre et du cliquetis des fourchettes.

Trois coups brutaux sur la table établirent un silence, relatif.

Alexnihat était debout, un verre à la main : Sa voix tremblait un peu ...

Grain–de–sel, inégalable pour de fastueux festins,
Ripailles, bombances d’envolées littéraires,
Anecdotes, poésies, plaisanteries et potins,
Invite celles ou ceux qui, sans attaches grégaires
Ne résistent pas à l’attrait de nouvelles saveurs !

Devenons Chevaliers de cette Table d’auteurs
Et apportons-y des Grains-de-sel de notre cru….

Solitaires nous ne sommes que flocons dans la mer,
Ensemble, nous pouvons dire en prose ou en vers :
Le Forum rit, joyeux, pétillant, multicolore, lu et relu !

Une immense ovation salua le récitant,
- bien dit !
-Vive Aristarque !
- Vide ton verre !
-Vive moi, vive nous !
-Vivement dimanche !
- Vivement le rôti !
Les poings s’abattaient en rythme sur la table, les verres dansaient, les assiettes sautaient, et Benoît, de sa poche revolver, brandit ….un tire bouchon !

L'ambiance était euphorique, un peu paillarde , Rotko l'oeil brillant, commença à taper doucement des mains sur la table, en rythme.
C'était beau... cela faisait un peu un air de fond de savane et ils avaient tous envie de danser. Quennie, enleva ses baskets et prit Bertrand par le bras:
- Viens on va danser
- Mais il n'y a pas de musique
- Quoi tu n'entends pas ce bruit de tam tam?
- Non
- Mais pourtant c'est enivrant, simple et relaxant, viens laisse - toi aller simplement , bouge ton corps et essaie de ne plus penser à rien!

Bertrand se leva effectivement, ce bruit sourd et lancinant des mains qui frappent une table! quelle étrange chose! il ne pensait pas qu'il pouvait se mouvoir sur ça et pourtant!

Quelques autres se levèrent et bientôt tout ce petit monde se déhancha pendant que Rotko, presque en extase continuait à faire de la batterie uniquement avec ses deux mains en cadence...

Marie et les autres filles restaient assises, regardant ce joli couple remuer et tourner autour d'eux, virevolter puis s'arrêter et recommencer...

Pendant ce temps , les coupes se remplissaient puis se vidaient à une vitesse folle.

- Il va falloir être sérieux les amis dit doucement Coline, on boit trop...