Récit n° 4 : Une vie de livre

Voici ce que je propose Queenie (un condensé de nos textes) :

Ca y est l'hiver est arrivé!...Je grelotte moi, sur cette étagère qui sent le moisi, tout près de la porte d'entrée, dans une immense brocante où les badauds vont se presser cet après-midi...Encore me prendre entre leurs mains, me donner l'espoir quelques secondes, et toujours me reposer finalement...Encore tourner mes pages, les corner un peu plus, me rendre de moins en moins présentable...
Je suis coincé. Depuis si longtemps. Depuis des années. Mon corps tout esquiché entre des molosses qui entrent et sortent sans arrêt. Me cognant au passage, m'écornant sans s'en rendre compte, manquant de me déchirer si me prend l'envie de respirer trop fort.
Je reste donc là, silencieux, me faisant le plus petit possible quand je rêve de prendre toute la place, essayant d'être discret quand je me fanstasme ouvert à tous les vents, m'envolant parmi les rayonnages.
L'attente, les longues journées à être là, juste là, à voir les autres vivre, se faire caresser, être objets de mille attentions, c’est déjà un supplice.
J'aperçois mon reflet dans le miroir de l'armoire juste en face ...Comme je suis vieux et fatigué!...Il n'en a pourtant pas toujours été ainsi...J'étais fier de moi autrefois, peut-être un peu trop mais, sincèrement, j'avais des raisons de l'être...
Tout avait si bien démarré...
J'ai vu le jour en...

Mais attendez, voilà un jeune homme qui s’arrête à ma hauteur, il n’est pas comme les autres, je le vois…
Délaissant les beaux livres, à la couverture flamboyante et au papier blanc qui ne sent que l’encre, il se penche vers moi, doucement m’effleure puis délicatement me prend dans ses bras. D’un geste gracieux il tourne les pages et pénètre en moi ; il me lit, enfin …

Puis, il devient nerveux, fébrilement il cherche dans ses poches de quoi me posséder nuit et jour, disposer de moins comme bon lui semble, selon son désir…Il me veut !
Aprement, il s’accroche au brocanteur, le pousse dans ses retranchements pour que le prix descende au niveau du contenu de sa poche. Son désir me brûle et m’enflamme en même temps.
Il m’arrache au froid mordant de l’étagère pour rejoindre sa poche douillette que je suis seul à remplir maintenant.
Lui par contre a froid, il tremble, je soupçonne que l’argent dépensé était celui de son repas, sa main m’a rejointe dans la poche et me caresse.

Je ne me sens plus si vieux et l’avenir me sourit, après tout je n’ai vu le jour qu’en…

J’ai vu le jour à la veille de l’apparition de la linotype.
Je naquis comme mes pères sur une presse plate et sur mon dos de chiffon s’alignèrent les poinçons.
En ce temps là, mon concepteur spirituel, tout comme Hugo, Balzac et Georges Sand, était mis à l’index, mais j’eus la chance de passer entre les mains habiles d’un artisan féru de nouveautés, qui tenait son brevet d’imprimeur de son père et de son grand-père, et pour qui les rêvasseries d’une semi bourgeoise provinciale avaient moins d’importance que le plaisir de lier mon corps à la première fondeuse universelle aux matrices doubles qu’il venait d’acquérir.

Mais je parle, je parle…

Tandis que la main froide du jeune homme continue de caresser ma tranche, mon liséré, mon rabat encore rainuré.
Il traverse le hall aux allures de batailles, envahi par ces brocanteurs occasionnels & professionnels qui font se côtoyer pèle mêle le chêne massif des armoires 1900, la tapisserie effilée des chaises brinquebalantes, les montres gousset arrêtées, les bibelots, poupées de cire aux yeux figées, secrétaires Louis XV aux pieds disjoints.
Il ne s'arrête pas. Il m'emporte.
Il me fait penser à ce Raskolnikov, maigre, fiévreux, passionné, qui avait logé un temps chez mon voisin d'étagère. Il m'en avait conté les excès avant d'être emporté au pilon.
(Je ne devrais pas parler de ça. Chez nous c'est tabou, le pilon.).

- Aie !
- Désolé, désolé.
- Une minute !
- Oh, laissez monsieur, le livre n’a rien et de toute façon je vous le cède. Comment ne pas se bousculer dans cette allée ! Ce jeune homme a l’air bien pressé -ajoute la dame blonde en remettant entre les mains de l’inconnu un fascicule de Chester Himes.
On aurait dit qu’elle voulait s’en débarrasser.

Tandis que mon nouveau propriétaire continuait de se faufiler vers la sortie, l’inconnu souffla sur la couverture du fascicule noir à liséré jaune (une gueule à s'être couché dans le pain le fascicule). Il m'avait traîté de reine des pommes en me faisant de l’œil depuis le matin sur l’étalage grossier d’un occasionnel dénommé Louis-la-brocante. Tant mieux s'il était tombé à terre le nez dans le ruisseau, le Chester. D'autant qu'un vieux poche m'avait soufflé sur son compte des choses pas nettes concernant un vol à main armée et un traffic d'alcool, tout pour plaire .
Un nuage de sable et de poussière s’insinua trop près d’un nez plongé dans une pile de papiers au stand voisin Eternuements. Crispations. Echange de regards. Désapprobation.
Mais je m’en fichais. Le jeune homme m’emportait.

Me voilà bien avec Raskolnikov ! je commence déja à me mêler les memoires et les dates.

J'ai la memoire externe, celle de ma couverture et de mes passages en tant qu'objet, ma mémoire interne avec un contenu qui parfois m'echappe, un récit avec lequel je ne suis pas toujours d'accord, et une sorte de mémoire primitive, d'avant ma conception en tant qu'objet, quand j'etais seulment une idée, voire une obsession dans la tête du Gros Normand.

S'il m'entendait ? mais pas de danger, il n'ecoute que lui.

Je capte aussi les conversations des passants. Tout se mêle dans ma tête et j'ai un savoir de bric et de brocante, avec des trous, des pertes d'attention.

J'ai des angoisses aussi. Raskolnikov, c'est un assassin, je crois. Je prefère les petites vieilles, et une vie tranquille. Apparemment ce ne sera pas mon lot, me disais-je, à ce moment là...

... Oui, juste à ce moment là, au moment où mon jeune homme s'éloignait des étals de cette brocante qu'il venait de visiter, gagnant la sortie, indifférent je crois bien, aux secrétaires Louis XV et aux belles armoires en chêne massif ; je me sentis vraiment très bien, blotti dans la poche douillette de son manteau, et, de toutes mes pages jaunies et usées, je tremblais doucement sous la pression de sa main chaude, je "jouissais" littéralement dans la chaleur humaine de cette main qui me semblait aussi caressante que la main d'une jeune fille...
J'oubliais Raskolnikov, cet assassin, mais pas ces petites vieilles qui jadis tournèrent mes pages et frémirent d'émotion à me lire, se souvenant peut-être de ces dimanche après midi de leur jeunesse en robe chic sur une piste de danse, ces petites vieilles d'aujourd'hui, en robes noires et aux yeux si clairs, que je préfère aux jeunes filles en paillettes, tutus et peinturlu, ou pantalons moulants et petits blousons étroits et courts, qui ne lisent jamais de livres...
Je rêvais, je rêvais, heureux, à dire vrai fou de joie, dans la poche douillette du manteau de mon jeune homme... J'eus comme un orgasme de vieux livre... Un froissement brusque mais intense, aussi sec qu'une déchirure de feuille...
Mais seulement voilà! Il y eut très vite, au dehors, dans la rue, des cris, des bruits métalliques, un cliquetis de chaîne... Mon jeune homme perdit l'équilibre et je chutai, brusquement, projeté sur le pavé mouillé car il pleuvait... Je saignais, j'avais mal, mon jeune homme enroulé dans son manteau, à terre, ne bougeait plus... Une voix s'éleva alors " Ah! putain, ce con, il avait qu'un bouquin dans ses poches"... Suivit une galopade... et des pas qui s'éloignaient, les pas de quelques badauds indifférents... Et moi, de mes pages froissées, mouillées, qui pleurais sur le pavé, comme un enfant qui a fait un beau rêve mais s'est réveillé tout seul dans la rue au milieu d'une foule bruyante...

Pataugeant dans l’eau, je me souviens d’une époque pas si lointaine où mon existence était pareillement menacée ; mais par le feu cette fois ci.
Le feu, c’est la destruction totale, une fin atroce, pire que le pilon, ce qui n’est pas peu dire…
J’étais alors la possession d’une jeune fille qui me caressait souvent en me lisant, existence paisible et agréable dans une sorte de cocon mais sans passion…

La passion arriva par l’intrusion de sauvages qui après avoir détruit tout ce qui pouvait l’être, emmenèrent la jeune fille, que je ne revus jamais, et ses parents.
Ces sauvages revinrent le lendemain, nous rassemblèrent tous et nous emportèrent…
Je sentais la chaleur de l’immense brasier installé au centre de la rue, la peur s’installa en moi, je demande à mon voisin - pourquoi font-ils ça ? – il tourne quelques pages comme les humains haussent les épaules. Il a l’air si calme que je ne peux m’empêcher de lire son titre ; bien sûr, de la philosophie…
Je le vois s’élever, tournoyant, avant de sombrer au milieu du feu sans une plainte. Une main d’enfant me saisit, hésite, me regarde furtivement, puis m’engouffre dans sa poche ; j’ai eu chaud…

Après un petit somme, je me suis réveillé à côté de livres particulièrement déplaisants ; dogmes, certitudes, contraintes, voilà ce qu’ils prônaient, la lie de la littérature !
Le pire, c’est que la couverture de l’un d’eux m’entoure, me protége m’a certifié mon nouveau propriétaire, son titre « Mein Kampf »…C’est un livre obligatoire dans tous les foyers mais jamais personne ne le lit, la cachette idéale !

Je ne comprends pas comment la couverture d’un livre aussi déplaisant peut me protéger mais bon… je me bouche le nez et attends la nuit, moment où cet enfant résiste à sa façon, en me lisant…

Mais revenons au présent, le jeune homme s’est relevé, encore en plus piteux état que moi ; ce qui ne l’empêche pas de m’essuyer et d’éponger, avec sa manche, le maximum d’eau possible de mes pages.
Rentrant chez lui, il allume son radiateur à bain d’huile ; en attendant qu’il chauffe, il me souffle délicatement dessus, comme une brise matinale à la fin d’un soir d’été…

Mon nouveau propriétaire n’a pas l’air riche mais il semble aimer les livres…Surtout les vieux livres comme moi…Il en a une petite collection dans sa chambre, ils sont tous posés sur une table. J’irai sans doute les rejoindre lorsque je serai séché et réchauffé. C’est étrange, il n’y en a même pas un seul qui soit neuf !
Et tandis qu’il s’apprête à faire un thé, une petite musique retentit. Je ne comprends pas d’où elle vient mais il se saisit d’une minuscule boîte qu’il pose tout contre son oreille. Ce geste fait naître un sourire radieux sur ses lèvres et il se met à parler…Je ne sais pas à qui il s’adresse, il n’y a personne d’autre dans la pièce :
- Je l’ai!…
- …
- Non !...J’ai même fait encore baisser le prix !...Le brocanteur n’a pas réagi !....C’est clair, il ne connaît pas la valeur de cet ouvrage…
-…
- Une édition de 1857 !
-…
- Mais oui ! L’Originale, je te dis !...Cette fois, je n’ai plus un centime mais… ma belle… je vais devenir riiiiiiiiiiiiiche !...Un coup pareil, je n’arrive encore pas à y croire !...Ca n'arrive jamais!
- …
- Ouiiiiiiii, je t’aime…Mais, tu sais, aujourd’hui j’aime aussi beaucoup Emma Bovary !

Il éclate de rire…d’un rire exubérant que je n’attendais pas de lui…
- …
- Tu sais pas c’est qui La Bovary mon cœur ?...dit-il comme s'il parlait à un petit enfant.
- …
- Non, c’est toi qui viens ici…Je n’ai pas envie de laisser mon trésor…Je surveille le séchage ! Emma et moi, nous t'attendons...

Il a reposé la petite boîte...Il s'est approché de moi...m'a caressé encore une fois...puis il a déposé un baiser fou d'amour sur ma couverture...Aimé, je l'ai été, je le sais...mais embrassé comme ça, jamais!

Il m’a déposé sur la table de chevet d’un canapé qui avait dû voir de beaux jours, et se mit à sautiller en chantant des vers que je ne connais pas.
Comme s’il lui venait une idée soudaine, il ouvrit la porte de ce que je crois comprendre être un meuble, entre vous et moi, le mobilier contemporain ne m’inspire guère confiance, le bois de celui-là a l’air si fragile - le voici qui revient portant un petit plateau, deux verre, une bouteille, on s’éveille à la fête, une invitation.

Bien sûr, ce n’est pas pour moi, j’ai bien compris qu’il attendait, qu’il l’attendait... elle va venir, il le chantonne encore, elle vient, elle arrive dit-il, il me regarde, me saisit, danse avec moi...

Quelle émotion, je ne me souviens que d’un début de soirée pareil, j’étais tout neuf, c’était en 1858, si je me souviens. Ai-je la mémoire de mon temps ? Comment savoir si ce que l’on a vécu n’est pas un rêve ?

Oui, c’était en été, en 1858, le dialogue était étonnant : "Comme tu es gaie, ce soir, Sylvie ; il paraît qu'on s'est fort amusé au dîner des Bichard ? - Tu ne devinerais jamais ce qui me donne ainsi à rire. - Bichard vous aura encore fait sa farce de servir le café avec des poissons rouges dedans. Non ; j'aime mieux te le dire tout de suite : il a flanqué un soufflet à sa femme !!!..." Eugène m’avait feuilleté, il avait refermé l’ouvrage et sitôt l’ayant déposé sur la quatrième de couverture, du cuir tout de même, il s’était lancé dans l’écriture de sa petite nouvelle.
Qui sait, peut-être inspiré par son amante proche, mon nouveau maître écrira-t-il, lui aussi, un ouvrage coquin pour finir cette soirée ?

(de son vrai nom Eugène Vachette, mon Eugène avait alors tout juste trente et un ans, le bel âge pour un homme)

... Elle vient, elle arrive, elle entre, la jeune fille... Je la vois, je la regarde, je la scrute... Mais elle n'a pas, l'haleine de moi, l'haleine d'entre mes pages fines, sur son visage... Un visage qu'elle n'a pas tendu, ni même approché. M'a t-elle vu?
Et mon jeune homme lui prend la main, l'embrasse, la serre contre lui. La jeune fille est encore sertie de son vêtement de pluie, toute ceinturée, toute mouillée... Elle est comme une petite pierre de lumière bleue serrée dans sa robe de cuir.
L'embrassement n'en finit plus, et je suis là, ouvert, parcouru d'un frisson, ma première page offerte. La jeune fille, enfin, défait son imperméable et le pose sur le dossier d'une chaise toute proche... Un cahier tombe. Le jeune homme ramasse le cahier...
"C'est ma dernière nouvelle", dit la jeune fille... " J'en ai cent autres, et je ne sais combien encore dans ma tête"...
"J'ai trouvé ce livre tout à l'heure, dans une brocante", dit le jeune homme...
La jeune fille raconte sa dernière nouvelle...
Je me suis refermé... Sans doute quelque courant d'air.
Je me suis senti très seul, tout à coup...
Je regrettais presque le froid, l'humidité et la poussière de mon étagère, dans la brocante...
Je regrettais ces casquettes de marlou ou de rappeur, ces jeans troués, ces trench tendance, ces voiles, ces turbans, ces blousons étriqués, ces déstructurés et ces jolis pulls, qui passaient devant mon étagère, me regardaient et me touchaient parfois...

Voilà bien un comportement typiquement humain.
Ils vous aiment, vous chérissent, sont près à tout pour que vous soyez à eux puis un mirage passe, sous la forme d’un jupon ou d’un crapaud, et hop vous n’existez plus !
Puisque c’est comme ça…

« Nom de Dieu ! » s’écrie Bruno.
« Quoi, c’est si bon que ça ! » lui répond Emma juste avant qu’il ne se précipite vers le radiateur et n’enlève le Bovary de celui-ci.
« Mais comment il a pu tomber sur le radiateur » hurle t-il avant de constater de visu qu’une page a eu le temps de devenir maronnasse.
Bon, pour la bagatelle, je repasserais se dit Emma en regardant ses doigts.

« Purée, y avait déjà un grignotage de souris sur 2 pages, sans compter la page de titre arrachée ; maintenant nous avons une page maronnasse… »
« C’est pas grave, minou, on pourrait reprendre notre conversation là où elle s’est arrêtée.»
dit-elle en lui caressant, du genou vers l’aine, la cuisse.
« Non, non, je ne le quitte plus de l’œil, d’ailleurs je vais de ce pas chez l’expert, Maître Coline, pour estimer son prix et voir s’il connaît des personnes intéressés, mais je le mettrais sûrement à Drouot ou à Christie's. C’est la seule édition de cette époque en un volume, peut être un exemplaire unique, elle doit valoir une fortune !»

Encore un cupide, faudra faire avec, en tout cas je lui ai rivé son clou à cette gourgandine…

Elle ne connaît pas ma popularité!...
Dès ma sortie, j'ai fait la une des journaux... et je n'en suis pas peu fier! Oh, bien sûr, c'était un scandale à l'époque puisque mon auteur...le gros normand...(je ne peux pas m'empêcher de l'appeler comme ça mais c'est un peu ingrat parce que je lui dois tout!) a subi un procès...Oui,oui... "Atteinte aux bonnes moeurs et à la religion"...J'en ris encore...Et dire qu'aujourd'hui on me met aux programmes scolaires!...Incroyable, non?...
C'est pour ça que je peux être un peu fier...J'ai fait un beau parcours!...
Savez-vous ce que Baudelaire a dit de moi?..."Une gageure, un pari, comme toutes les oeuvres d'Art!"
Vous allez me trouver un peu vaniteux mais comme j'ai l'air aujourd'hui vraiment pitoyable, j'ai plaisir à me remémorer mes heures de gloire...Ca me remonte un peu le moral...tous les vieux font ça...ils font remonter les vieux souvenirs et c'est un baume sur leur coeur usé...
Oh!...Et Maupassant...il a parlé à mon sujet d'une "révolution dans les lettres"!...A l'évoquer, même ma page marronnasse en rosit de plaisir...

La petite ne rivalisera pas avec moi...nous ne jouons pas dans la même cour!
Et le petit, quant à lui, il ne m'aime pas pour les raisons que je croyais au départ...Ca me déçoit bien sûr...Je l'ai cru un moment fou de mon texte...Il est surtout fou de ce que je peux lui rapporter si j'ai bien compris!...Mais bon, c'est une étape...
Je me prends déjà à rêver de mon futur propriétaire...et, sincèrement, je préférerais que ce soit UNE propriétaire...J'ai toujours été mieux traité par les dames...Je vous raconterai...

Quoique, je me rappelle d’une femme en Inde, qui se pâmait en me lisant mais m’a lâchement abandonné lors d’un voyage en dehors de l’enclave du quartier français de Pondichery.

Nos voyagions en famille, ma lectrice, son mari, son enfant - dangereux personnage qui m’avait déjà arraché une page - et moi.
Après un voyage épuisant, son mari au travail et son enfant entre les mains d’une domestique, ma lectrice assidue m’emmena faire une ballade…
Toute à sa lecture, elle ne vit pas arriver Sneha, une Balmiki (communauté de ramasseurs d’ordures faisant partie de la caste des dalits - plus connue en France sous le nom d’intouchables) mais l’odeur lui fit relever la tête quand elle arriva à son niveau ; elle fut épouvantée de voir les excréments humains s’écouler de la boite en fer blanc, que maintenait Sneha sur sa tête, et qui maculait maintenant son visage! Ma lectrice me lâcha et s’enfuit en courant…
A une distance respectueuse, une porteuse d’eau insulta notre Sneha en lui rappelant qu’elle devait faire du bruit pour prévenir de son passage et ainsi éviter à quiconque de la croiser, elle qui payait ses mauvaises actions passées!
J’ai d’ailleurs appris, en conversant avec un magazine appelé « courrier international », que cette pratique perdurait toujours…

Sneha baissa la tête mais subrepticement me fit disparaître dans les plis de son habit. Après être rentrée au village et s’être nourris des restes laissés par les villageois par terre, 2 gamelles identiques, une pour elle, une pour les chiens errants ; elle se roula dans un coin et me caressa. La nuit noire et sa méconnaissance du français ne lui permettait pas de me lire mais ce fût néanmoins une nuit très agréable pour moi…
Rapidement elle me vendit pour quelques roupies à un touriste français qui osa s’approcher d’elle mais sa compagnie empreinte d’un respectueux silence me toucha…

Ah oui, le touriste français ! Un désabusé qui était venu chercher la spiritualité indienne et découvrait la misère et la saleté :

Citation :

« amer savoir qu’on tire du voyage ! »

disait-il à tous propos. Je crois que c’était un aigri, mais heureusement il avait un fils qui faisait des études de lettres, un vrai sérieux à lunettes, à la conversation agréable d’ailleurs.

Il me lut avec attention, prit des notes, s’attacha à comparer certains passages. Ah ! celui-la, je lui ai donné du plaisir ! Il avait trouvé des ressemblances entre la casquette de Charles Bovary - le « casque » dont parle au début un professeur amateur de bons mots, et le gâteau de mariage d’Emma pour sa noce.

Certes il me malmena en quelque sorte puisqu’il me feuilletait avec enthousiasme quand il découvrait une piste à explorer. Mais je ne me plains pas. C’est quand même agréable de fréquenter des gens intelligents qui savent m’apprécier.

(…)
Il avait laissé la radio allumé tandis que sa copine le tripatouillait et, avant d’aller m’automutiler sur le radiateur, j’avais entendu qu’un certain Djohny avait trouvé refuge dans son chalet suisse après que la Belgique eu rejeté sa demande de naturalisation.
Opacité des paradis fiscaux, présence effective d’au moins six mois pour l’administration… je ne comprenais pas grand-chose.
Je me demandais si Gustave aurait trouvé à broder là-dessus.
On avait appris à se méfier des sonneurs d’alali.
Quand je pense au réquisitoire de notre fameux Ernest Pinard, avocat du Ministère public contre Gustave !
Il n’avait rien compris celui-là ! Je me souviendrai toujours des morceaux qu’il m’avait extirpés devant la cour pour y jeter ses nauséeux fantasmes :

Citation :

" - Emmène-moi ! s'écria-t-elle. Enlève-moi !... oh ! je t'en supplie !
" Et elle se précipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui s'exhalait dans un baiser ".

Pinard > -"Voila un portrait, messieurs, comme sait les faire M. Flaubert. Comme les yeux de cette femme s'élargissent ! Comme quelque chose de ravissant est épandu sur elle, depuis sa chute ! Sa beauté a-t-elle jamais été aussi éclatante que le lendemain de sa chute, que dans les jours qui ont suivi sa chute ? Ce que l'auteur vous montre, c'est la poésie de l'adultère, et je vous demande encore une fois si ces pages lascives ne sont pas d'une immoralité profonde !!!"

C’était en janvier-février 1857. Mais là, au moins, je savais de quoi il retournait !

Alors que le flash info déversait des atrocités d’un autre genre sur les effets des produits chimiques et de la pollution atmosphérique :
Changement de sexe chez les mollusques, la truite et… l’homme !
Détérioration de la qualité des spermatozoides.
Des produits qui se trouvent aujourd'hui dans la fabrication des jouets d’enfant, les déodorants, les shampoings sous la forme de détergeants...

« -Rodolphe n'a pas 3.000 francs, ( poursuit Ernest Pinard ! )
Il ne lui reste plus qu'une issue. De s'excuser auprès de son mari ? Non ; de s'expliquer avec lui ? Mais ce mari aurait la générosité de lui pardonner, et c'est là une humiliation qu'elle ne peut pas accepter : elle s’empoisonne ! Avec le détergeant ! »

Oh là là, j’ai dormi combien de temps moi ?

Oh, je sens de la tension dans cette pièce, Emma me semble de bien mauvaise humeur, je me demande bien pourquoi…
Mais où sommes nous, beau bureau, lambris et petits maîtres au mur, rien à voir avec la chambre de bonne de Bruno…
Et cette femme, waouh, je comprends l’attitude d’Emma maintenant !
Bas de soie, au crissement je peux vous le dire, soie et pas nylon ; je suis malheureusement situé trop haut pour juger de l’existence ou non d’un porte-jarretelles, désolé.

« Une édition de cette époque en un volume, c’est extraordinaire, j’ai besoin de quelques jours pour l’expertiser mais si elle est vrai, on peut en espérer 8 000 à 10 000 euros » dit-elle, cette belle femme que je ne connais pas. Ah, mais oui, c’est l’expert Maître Coline !
Bruno est subjugué, muet avec un regard un peu trop bas pour être décent…Emma n’en pouvant plus lui donne un coup de coude, ce qui entraîne sa chute par terre à la suite de quoi Maître Coline, pleine de compassion, se penche vers lui et en le touchant lui demande s’il n’a rien. Conclusion, il se relève encore plus rouge qu’il n’était et bredouille «oui, bon, parfait, d’accord, super, euh…bon !»
Moi, je n’ai rien vu mais à son comportement, je dirais porte-jarretelles…

Emma décide de prendre les choses en mains, si je peux dire, et règle l’affaire en 30 secondes, ils repasseront dans 48 heures pour le résultat de l’expertise. Elle saisit fermement le bras de Bruno, qui affiche quand à lui un sourire parfaitement niais, et ils franchissent tous 2 la porte nous laissant seuls, enfin…

Trop vite dit, voilà un homme qui rentre maintenant, me faudrait un peu de calme, fatigué moi…
- Alors, Mlle Grimaldi, quoi de neuf ce matin ?
- Rien de spécial, Monsieur Coline, une troisième édition linotype fin 19éme d’un livre sans beaucoup d’intérêt, « L'Art de jouir ».

Dès Coline sortit, Grimaldi saisit son téléphone :
- Monsieur Grossous, j’ai vu l’objet, édition en 1 exemplaire en relatif bon état, vraiment exceptionnel !
…
- Absolument, 30 000 euros comme prévu, par contre je vois envoie un jeune homme avec qui vous devrez négocier entre 8 000 et 10 000, vous me verserez le complément comme prévu…
…
- Au revoir, monsieur Grossous, à bientôt - dit-elle en gloussant et en enchaînant sans temps mort, composant un autre numéro.

- Bruno, Mlle Grimaldi, j’ai un client, nous pouvons nous voir demain pour en parler si vous le voulez ?
…
- Chez moi plutôt, vers 16 heures, vous connaissez l’adresse ?
…
- A demain, j’ai hâte d’y être - finit-elle d’une voix enjôleuse.


Alors là, j’en reste sur le Mors. Quelle salope ! Voyons, que pourrais-je faire pour contrecarrer son plan diabolique…

Bon, me voilà chez la Grimaldi, que j’avais prise au début pour Coline, qui était en fait son patron ; tout ça parce ce que je rêvais à l’inventeur de mon contenu…tout le monde a suivi ?
Nous avons peu de temps, Bruno va arriver, mais laissez moi tout de même vous raconter ce qui s’est passé ce matin…

J’ai eu l’occasion de voir un « jouet » extraordinaire, qui accouplé à une petite boîte jouant de la musique, vibre au rythme de cette même musique !
Alors là, je ne vous raconte pas ce que l’héroïne de mon histoire aurait pu faire avec…remarquez, cela aurait réduit singulièrement le nombre de personnages du roman !
On peut dire que la Grimaldi a été assidue à la tache, elle appelle ça son « échauffeur »… je trouve incroyable le temps que fonctionne la petite boîte qu’elle nomme MP3 !
Elle ne sait pas que son répondeur a enregistré une partie de son « échauffement » à cause d’un geste malencontreux de ma part, je suis tombé sur le bouton « Mémo ».
Pourquoi me direz vous… approchez je vais vous le murmurer à l’oreille…
Mais attendez, on sonne à la porte, c’est sûrement Bruno…

Elle a mis le paquet la Grimaldi, déshabillé qui porte bien son nom, ensemble La Perla en soie blanche, bain aux effluves de lavande et d’amandes douces ; sans compter le coiffeur et l’esthéticienne ce matin avant l’échauffement…une journée bien remplie et qui n’est pas finie !
En face, Bruno a l’air bien vulnérable. Pourtant, il a fait un effort visible : pantalon et chemise de bonne qualité, pull en laine vierge, rasé de près.
Voyons un peu la méthode de la Grimaldi pour le dévorer.
Technique de soufflage sur l’oreille en susurrant quelques mots lors du baiser d’accueil sur la joue ! Classique mais efficace pour l’échauffer…

Il rougit, il a l’air troublé…Il faut dire qu’elle a plutôt l’air expérimenté la Grimaldi. Elle en fait des tonnes. Alors il se donne un peu de mal pour gagner en apparence une assurance qui lui fait défaut. Il s’approche à son tour de son oreille et lui dit quelques mots que je n’arrive pas à entendre. Dommage !...Ces mots les font sourire dans une belle complicité…un jeu de séduction …J'aurais bien voulu en profiter...J'aime tellement les histoires d'amour et on dirait qu'une de ces histoires est en train de naître sous mes yeux!...
Enfin...quand je dis "histoire d'amour", je sais bien ce qui se trame...et que l'amour n'a rien à voir avec cette rencontre...Mais ce que j'aime, c'est que ça y ressemble...

-Nous serons mieux installés ici que dans mon bureau, dit-elle en montrant les luxueux canapés qui occupent la pièce: Je vous en prie, prenez place!

Bruno en choisit un et s’installe dos à la fenêtre. Mademoiselle Grimaldi prend celui qui lui fait face. Et d’un geste lent, qui se veut élégant mais qui s’avère avant tout pour Bruno d’une délicieuse sensualité, elle croise les jambes.

- Voilà, commence-t-elle, assez sûre de l’effet que procurent sur ses interlocuteurs ses mouvements, le son de sa voix et son phrasé si particulier: j’ai un acquéreur pour votre Bovary.
-Vraiment ? Déjà !...ne peut se retenir de dire avec enthousiasme Bruno qui se tortille sur son fauteuil. Il n’avait pas espéré trouver aussi vite l’argent qui lui manquait pour payer ses retards de loyer avant que le propriétaire ne le mette à la porte. De même qu’il n’aurait jamais pensé se retrouver ici, avec cette jeune femme qui se montrait, il le voyait, fort bien disposée à son égard…Comme tout cela était prometteur!

-Et…combien? ...balbutia-t-il.
- 8000 euros le coupa Mademoiselle Grimaldi…
-Mais…Je pensais que je pouvais en obtenir davantage ?...

Bruno avait pâli, le sourire avait quitté son visage. Ses espoirs fous d’enrichissement venaient de s’effondrer. Dans un sursaut d’autorité, il fit mine de se relever pour quitter la pièce.
- Attendez, mon jeune ami, ne soyez pas d’aussi méchante humeur, lui dit Mademoiselle Grimaldi d’une voix langoureuse.…Je peux intercéder pour vous auprès de mon client pour qu’il revoie son prix à la hausse …Je me fais fort d’en obtenir… 10 000 euros…
- 10 000 euros ! Mais c’est une misère si l’on considère la valeur de cet ouvrage !...Je suis désolé, je reprends mon livre Mademoiselle Grimaldi…Nous ne ferons pas affaire !

Dans son emportement, il s’était levé et se dirigeait vers moi pour me saisir. Je le trouvais bien sympathique mon Bruno, je n’aurais pas aimé qu’il se fasse avoir par cette femme dénuée de scrupules.

Elle s’approcha vers lui et se colla tout contre son corps en murmurant :
- Ce n’est qu’un début, Bruno, j’ai de grands projets pour nous deux vous savez…Si vous acceptez de me faire confiance, je vous promets que vous et moi nous pouvons faire une équipe gagnante…nous pouvons nous associer et devenir…rrrrriches…
Elle souffla ce dernier mot et déposa ses lèvres sur celles de Bruno qui ne se contrôlait plus…
Il m’échappa sur une touche du répondeur et l’on entendit soudain s'élever la voix enjôleuse de la Grimaldi, amplifiée à l’excès :
- Absolument, 30 000 euros comme prévu, par contre je vois envoie un jeune homme avec qui vous devrez négocier entre 8 000 et 10 000, vous me verserez le complément comme prévu…

Ouf ! Il était temps…En tombant, j’ai essayé de viser la bonne touche…Je n’étais pas sûr de moi ! C’était pile ou face et j’ai gagné !...
Mon Bruno s’est dégagé, il m’a attrapé en criant à la Grimaldi:
« Ah !...Mais quelle salope vous faîtes !... »
Je ne le jurerais pas mais je crois bien qu’il lui a appliqué une gifle…Elle a l’air un peu sonnée tandis qu’il s’enfuit et que l’on entend maintenant monter dans la pièce les cris de désirs et de jouissance que lui avait arraché son « échauffeur »…
Je ris…Je ris…Je crois que je n’ai encore jamais eu l’occasion de rire comme cela…Et je me blottis tout contre la poitrine de mon Bruno qui m’emporte.

Vous avez compris maintenant pourquoi, le coup du répondeur…non…bon, je vous explique.

La Grimaldi enregistre toutes ses conversations avec ses clients par sécurité, mais comme dans cette « affaire » elle était en solo, elle n’a pas laissé au bureau la cassette concernée.
Puis, par distraction, suite à un problème de bande défectueuse, elle a mise cette cassette dans son répondeur personnel.
Donc, en déclenchant le mémo, j’ai enregistré une partie de son échauffement mais surtout j’ai permis à la cassette, arrivant à la fin de sa bande, de se rembobiner au début!
Il me suffisait ensuite de tomber sur le bouton adéquat…

Je m’envole, blotti dans les bras de Bruno, vers de nouvelles aventures…

Je battais fort contre la poitrine de Bruno, à chacun de ses pas de courses je sentais son coeur cogner sa colère contre ma couverture, et sa respiration devenait de plus en plus précipitée.
Je ne sais combien de temps il a couru ainsi et jusqu'où ses pas l'ont conduit. Il a fini par s'arrêter. ça sentait le tabac froid et la bière séchée. j'entendais des râclements de chaises, des verres qui tintent, et voix rauques, fatiguées...

Bruno s'assit. Il me prit alors entre ses doigts, me regarda.

- Que vais-je faire de toi ?

"Prends-moi, gardes-moi, lis-moi, carresse mes pages, frôle ma couverture... !!!!"
Mais il n'entendait rien, il ne m'entendait pas moi. Il répondait déjà au barman qui de loin lui avait demandé ce qu'il souhaitait consommer le jeune homme.
Un Gin entendis-je. Vraisemblablement une boisson corsée. Il l'avala cul sec, d'un levé de coude vif et nerveux.
Je suis persuadé qu'il aurait continué à se boire des verres jusqu'à ce que l'enivrement le perde dans des nébuleuses inaccessibles, mais un homme s'approcha. Enfin, un homme, si l'on peut dire ça. Une voix de fausset, un faux air d'oeil en coin bien placé, des doigts longs qui frétillaient dans les airs, ponctuant chacune de ses phrases de préciosité.

- Excusez-moi de vous déranger mon cher, mais je n'ai pu m'empêcher de remarquer votre livre lors de votre entrée... fracassante... Je suis un... connaisseur, un collectionneur. Et j'ai bien l'impression que vous avez là quelque chose qui pourrait fort m'intéresser, mon petit chéri.

Bruno eu d'abord peur d'avoir affaire à un homo en rut. L'homme n'avait pas l'air d'avoir d'idées mal placées... quoique, il fallait toujours se méfier de cette engeance. Et puis, qu'est-ce qu'un homme comme lui faisait dans un tel bouge, un vieux pmu puant et sale.

- Et c’est ici que vous comptez trouver vos livres de collections !
- Oui, bien sûr.
Bruno le regarde abasourdi sans répondre.
- Vous savez où nous sommes ?
- Dans un vieux café grade et puant ?
- Certes, mais à St Ouen, au centre des puces !
Oh… fit Bruno, en se rendant compte que sa course l’avait entraîné pour le marathon de Paris.
- Appelez moi Ben, nous nous installons à une table ?
Bruno hausse les épaules, le suit mais me garde entre ses bras avant de s’asseoir.
- Je peux le voir ? Vous voyez, je me suis mis contre le mur sans possibilité de fuir, sans parler que vous êtes plus jeune et plus fort que moi.
Bruno réfléchit quelques secondes puis me tend pour ensuite reculer sa chaise et s’installer plus confortablement, mais je vois que son œil reste vigilant.

Ben se saisit de moi avec délicatesse, me caresse la couverture, puis d’un geste empreint d’une grande douceur, il m’ouvre. A chaque fois qu’il tourne une page, on dirait qu’un papillon me frôle, je ne sens rien de plus que ma page qui passe de l’autre côté. Il sait communiquer avec mon « corps » celui là !
- un Bovary 1857 en un exemplaire, c’est la première fois que j’en vois un. Vous savez, je crois qu’il est possible que ce soit une édition spéciale en quelques exemplaires pour l’auteur ; d’habitude, cela est indiqué mais comme une page a été déchirée…Si vous êtes vendeur, je suis intéressé.
- Je sors de chez Mlle Grimaldi de l’étude Coline, qui a essayé de m’arnaquer, comprenez que je sois plutôt prudent…combien m’en offrez vous ?
- Ah, la Grimaldi ! Elle vous a fait son numéro de charme, je suppose…

Bruno est embarrassé, je le vois bien…brutalement il change de sujet.
- Je croyais que les exemplaires de l’auteur étaient fait d’un papier différent des exemplaires publics ?
- Ah, un connaisseur, effectivement…c’est pour cela que j’ai besoin de le montrer à un expert de cette époque avant de vous faire une offre. Il s’appelle Pinacle et habite rue Faubourg St Honoré.
- Je le connais de nom.
- Bien, cela nous facilite les choses, nous y allons ensemble, nous lui remettons l’ouvrage pour 48 heures, je paie l’expertise et une fois celle-ci faite, je vous propose un prix d’achat…

Cet homme est un connaisseur et je m’en réjouis. J’adore que l’on me traite avec autant d’égards. Des sursauts de fatuité qui m’assaillent de temps à autres…Il ne faut pas m’en vouloir…J’ai déchu au long de toutes ces années, je n’ai plus l’air tout frais…mais c’est en partie ce qui fait aussi mon prix !...Car j’ai un prix…très élevé...Et Bruno ne le sait pas encore !...

J’ai marqué l’histoire de la littérature, vous savez!…Figurez-vous que je suis l’exemplaire qu’avait en sa possession Mademoiselle Leroyer de Chantepie !...
Vous ne la connaissez pas ?...Mais si!…Cette femme partout citée lorsqu’on parle de moi !...Celle qui pleurait et rêvait sur mes pages…Celle qui écrivait à Flaubert : « « Ceci est peut-être le plus bel éloge que je puisse vous faire, nul auteur ne m'a fait tant de mal, et je regrette d'avoir achevé cette lecture, je crois que j'en deviendrais folle. Ah ! Monsieur, où donc avez-vous pris cette parfaite connaissance de la nature humaine, c'est le scalpel appliqué au coeur, à l'âme, c'est, hélas ! le monde dans toute sa hideur...La mort de Madame Bovary est pleine de détails vrais, trop vrais ; que vous dirai-je, j’ai vécu de sa vie, j’ai souffert, je suis morte avec elle, car il me semblait que j’avais vécu en elle et qu’elle mourait en moi ! »
Rien que ça !...
Oui...J’ai été l’exemplaire d’origine le plus choyé qui soit !

Oui elle m’aimait bien la Leroyer de Chantepie, une confrère de Flaubert d’après les propres dires de ce dernier…mais il aimait à la bousculer, d’ailleurs j’ai lu une correspondance de Flaubert de 1858 qui disait :

Flaubert a écrit:

Enfin, mon conseil permanent est celui-ci : voulez ! En avez-vous essayé ? Prenez donc un parti ! Ne soyez pas lâche envers vous ! Mais non, vous caressez votre douleur comme un petit enfant chéri que l'on allaite et qui vous mord la mamelle.

Quelque jours plus tard, il me donnait à elle pour se faire pardonner sa rudesse, non dénuée de fondement d’ailleurs…avec une dédicace qui se situait sur la page arrachée.

Flaubert a écrit:

L'infini submerge toutes nos conceptions. Et du moment qu'il est, pourquoi y aurait-il un but à une chose aussi relative que nous ?

qui fait allusion à une correspondance précédente…

Le dénommé Pinacle, l’air débonnaire, me prend entre ses mains. Son langage corporel suggère qu’il va nous décevoir, pauvres petits amateurs détenant un livre banal, sans réelle valeur, peut être même pas une première édition.
Il commence à me feuilleter, comme un boucher un morceau de viande, puis progressivement blêmit, transpire tout en murmurant « c’est pas possible, c’est pas possible, c’est … ».
- Un « premier né », c’est en un, j’en suis sûr, nom de Dieu de nom de Dieu !

Bruno est content, je le vois, il faut dire que s’il m’avait lu, il aurait vu quelques différences notables avec le Bovary final, ce qui l’aurait mis sur la voie et il n’aurait pas eu à poser cette question :
- Comment ça, un premier né…qu’est ce d’ailleurs ?
Pinacle tout content de montrer sa science :
- A l’époque, l’éditeur sortait, d’après le manuscrit, 2 exemplaires qu’il remettait à l’auteur pour corrections. Celui-ci en retournait un annoté pour modifications et en gardait un pour lui. Comme notre exemplaire est vierge de toute annotation, nous avons affaire à ce dernier, un exemplaire unique…j’estime sa valeur entre 50 000 et 100 000 euros ! Je vais néanmoins garder ce livre 48 heures pour les vérifications d’usage…
Ou comment justifier des honoraires extravagants…

Ben, nullement déconcerter, prend Bruno par le bras et une fois dehors lui dit :
- Et si vous veniez dîner ce soir, pour parler de tout cela ? Venez avec votre amie si cela vous rassure.
Bruno tout sourire lui répond :
- D’accord !
- Voilà mon adresse, on dit 20 heures…
Propose t-il en lui tendant une superbe carte de visite d’une adresse dans le 16éme arrondissement sans indication d’étage.
Bruno hoche la tête et Ben s’éloigne…

J’ai froid ! Quelle glacière, cet appartement de notable avec ses murs sombres et son « boucher » de Pinacle qui, à part m’avoir pris en photo, me m’a rien fait du tout depuis le départ de nos 2 gais lurons…

Ah, il existe tant de chaleurs différentes. Le chauffage central, confortable malgré son caractère humide, ou peut être grâce à celui ci... Le chauffage électrique est si sec, si peu vivant…
Le feu, si dangereux, mais beau et hypnotisant, sans parler de son bruit de crépitement qui me fait suinter les pages. Quant à la chaleur animal, elle est si sensuelle ; le toucher d’une peau chaude et souple sous laquelle on sent la vie qui se déplace, qui court, mon papier s’en réjouit d’avance.
Et quand ce plaisir se double d’un être qui vous comprend jusqu’au fond de votre caractère imprimé, vous êtes parti vers des cieux plus cléments que cet appartement de malheur !
La chute est rude. Tenez en ces tristes instants, même la main d’un Pinacle me contenterait, quoique…

Les confrères, c’est pas mal aussi…pour échanger des impressions. On bavarde de nos contenus, pour ma part c’est vite fait vu qu’en général le mien est connu, du moins dans les grandes lignes.
Pour les étrangers non traduits la musicalité est différente alors on parle surtout chiffons ; enfin, surtout pour moi parce ce que maintenant le papier ne se fait plus avec… vous le saviez ? Il faut dire que pour certains, on ne les a pas gâté, ou plutôt si…

Dernièrement, j’ai discuté avec un livre traduit et très sympathique, dénommé « les cochons au paradis », ils inventent de drôles de titres à notre époque ; à votre époque devrais je dire…
C’est une histoire extraordinaire, j’ai failli en perdre mon encre mais j’ai réussi à me contenir ; entre rires et pleurs se fut dur…
Non, non… vous avez la chance de pouvoir nous lire alors je ne vous raconterais rien mais je vous conseille chaudement de l’ouvrir…
Bon, ce n’est pas que je m’ennuie, mais puisque tout est froid ici, je vais me consoler avec Morphée, après m’avoir relu quelques pages, bien sûr…