Récit n° 4 : Une vie de livre

Au moins, quand j’étais chez Mademoiselle Leroyer de Chantepie, elle me faisait dormir avec elle !...J'étais bien au chaud sous l’édredon ! Et puis je pouvais respirer son odeur…Elle aussi me reniflait…et certains jours elle me caressait, m’embrassait …Tous ces jours où elle relisait sans jamais se lasser mon chapître du fiacre !... Combien de fois ?...Je ne saurais le dire…Toujours est-il que cette page-là est bien plus usée que les autres, bien plus marquée…Il eut été dommage que ce chapître soit condamné définitivement par la censure parce que je sais bien qu’il a été un des passages favoris de mes premiers lecteurs… « Emma se mettait à genoux sur les coussins et elle égarait ses yeux dans cet éblouissement. » Oui, oui, c’est ça qui est écrit !...…C'est comme ça que ça se passait dans le fiacre!...
Aussi lorsque Mademoiselle Leroyer de Chantepie avait terminé sa lecture, elle me laissait entre les draps et je la sentais remuer, et je l’entendais gémir…Puis elle finissait par s’endormir et dans la nuit elle sanglotait et appelait …Léon…Léon…

- Expliquez moi comment mon Bovary a pu être volé, M. Pinacle !
- Je ne comprends pas…pas d’effraction… seul livre qui a disparu…comprends pas…
Marmonne M. Pinacle pas rasé et en robe de chambre devant Ben, les mains sur les hanches.
Vous avez de la chance, moi, je ne peux pas voir cette scène, remarquez je ne suis pas loin…
Bon d’accord, je vois que vous voulez que je vous raconte le comment du vol.
Lorsque Bruno et Ben faisaient connaissance au PMU, des oreilles attentives ne perdaient pas une miette de leur conversation …

Thelma et Louise n’avaient pas la pêche, l’une venait de plaquer son mec et traîner sa valise et l’autre s’apprêtait à l’accueillir dans sa chambre de bonne. Louise qui avait fait des études de lettres s’intéressa distraitement à la conversation de nos 2 gais lurons, mais quand son regard se fixa sur le Bovary, au moment où Ben le posa sur la table après l’avoir frôlé comme un papillon, elle pâlit brutalement et devint beaucoup plus attentive.
Au bout de cinq minutes :
- Tu sais Louise, il ne te méritait pas…ce n’était pas le bon, quoi. Un point mort de 70 Kgs en moins, réjouis toi et puis tu sais tu restes tant que tu veux, pas de problème.
- Mais non, ce n’est pas Gérard, le Bovary à côté c’est celui de ma mère !
- Le quoi ?
A ce moment là, Louise prit Thelma par la main et l’emmena à l’écart, sûrement pour lui expliquer. Bruno, bien sûr, ne put s’empêcher d’avoir un soupir et une mimique dégoûtée, l’air de dire « encore des homos »…

Après je ne peux que supputer car je n’étais pas présent, mais nos deux comparses ont dû suivre nos deux gais lurons jusqu’à Pinacle. Elles ont attendu leur sortie puis sont passées à l’action !
Pour trouver le bon appartement, facile, il n’y avait qu’un seul expert en livre ancien dans l’immeuble…

Vers 7 heures du matin, Thelma sonne chez le Pinacle et on peut dire qu’elle y va de bon cœur. Elle m’a réveillé, alors que je me situe à l’autre bout de l’appartement de 300 m²…
Au bout de 5 minutes assourdissantes, le Pinacle se lève en maugréant et demande à travers la porte :
- Qui est ce ?
Thelma lui répond, en criant presque :
- Ta fille, papa violeur !
- Quoi ?
- Ta fille, papa violeur ! Ta fille, papa violeur ! Ta fille…
Pinacle entrebâille la porte et murmure :
- Chutttttt, vous allez réveiller tout le monde, je n’ai pas de fille et je n’ai violé personne, vous vous êtes trompée…
- Le 12 octobre 1983, vous avez violé Mlle Leciel à son domicile, à la suite de quoi je suis née !
Dit-elle en parlant de plus en plus fort.
- Je ne comprends rien mais entrez nous allons en discuter au calme sans nous énerver…
Lui répondit-il, dans un souffle, s’effaçant pour la laisser entrer. Mon grand âge ne m’empêche pas de très bien entendre…ce qui me permet de déduire ce qui s’est passé ensuite !

Thelma est entrée, a claqué la porte puis subrepticement a dû la rouvrir, car 20 secondes plus tard j’ai entendu la porte se fermer une seconde fois…
Il s’est bien passé 10 minutes avant que la personne que j’entendais se déplacer n’arrive à la pièce où je me trouvais, l’appartement est grand…
Quand Louise m’a vu, elle s’est littéralement jeté sur moi et m’a serré contre sa poitrine ; une étreinte ma foi fort agréable…puis, en faisant le moins de bruit possible mais en se pressant tout de même, elle est sortie de l’appartement.
Dans la rue, elle a sorti son portable (j’apprends vite), a composé un numéro puis a raccroché presque immédiatement !
Thelma l’a rejointe quelques minutes plus tard…

Je peux vous dire que sur le chemin du retour jusqu’à la chambre de bonne, ce n’était qu’éclats de rire, entrecoupés du récit de la conversation entre Thelma et Pinacle…

Voilà, je suis dans la chambre de bonne de Thelma et je passe de sombres moments…
Il a suffit que je m’absente en pensées quelques jours pour les fêtes des livres et quand je reviens Thelma et Louise ne sont fâchées ! Elles restent là toutes les deux comme des imbéciles.

Louise s’est réfugiée dans le mutisme et Thelma n’arrête pas de dire qu’elle n’a pas dit ce que d’autres ont cru qu’elle avait dit…Tout cela peut durer longtemps avec deux têtes de pioches de cet acabit ! Et puis il y a les amis des deux qui ne peuvent s’empêcher de prendre partie, ce qui, bien entendu, radicalise les positions de chacune…

Pour ma part, je suis tombé gouttière à gouttière, à la fête des livres, sur un ouvrage simpliste « Un Admirable idiot » qui m’a traité de sentimental, j’aurais pu m’énerver et bien non, je suis resté zen…
Bon d’accord quand il a proclamé qu’Emma était un petit personnage, mon signet lui a claqué un coin ; une petite altercation pas plus. Nos pages encrées se sont tenus quelques temps éloignées les unes des autres. Et puis on a fini par se taper sur le dos (en évitant les nerfs) en s’envoyant des bolées d’encre de chine !

Concernant nos deux têtes de mules, comment leur faire comprendre que s’excuser des blessures causées n’est pas renier ses paroles mais seulement regretter d’avoir mal jugé leurs conséquences.
Et si je demandais l’assistance de la bibliothèque de Thelma…

Bon, nos deux viragos (dans le sens positif de mon époque) se sont réconciliées.
Dans les tristes journées qui ont précédé ce moment, je me suis souvenue de ma rencontre indirecte avec une ourse…de sa chaleur…

Embarqué par un membre (Alphonse) d’une expédition dans l’Arctique, nous nous gelâmes abondamment jusqu’au moment on nous eûmes très chaud lors d’une rencontre « icebérique »…
Le problème réside dans le fait que le choc nous fîmes basculer, mon détenteur et moi-même, sur l’iceberg alors que le bateau continuait son bonhomme de chemin.
Par la suite, j’appris que nos compagnons nous cherchâmes longuement mais comme Alphonse était assommé par le choc et qu’ils scrutaient les eaux, ils ne nous ont pas trouvé…
Je m’inquiétais sérieusement, la température d’Alphonse baissait dangereusement, je le sentais à travers sa poche, quand soudain j’entendis une espèce de grognement puis je nous sentis glisser pendant quelques minutes dans un endroit bien plus chaud quoi que malodorant.

Du bout du coin, je pus voir que nous nous trouvions dans une sorte de tanière avec deux oursons qui léchaient les vêtements d’Alphonse mais point d’ours…
Au bout de quelques heures, nous fûmes récupéré par Qannguq, un pêcheur inuit, qui nous emmena dans son espèce de canoë kayak à ras d’eau après avoir revêtu Alphonse, réveillé par une viande boucanée mise sous son nez, d’une espèce de vêtement de peaux diverses l’englobant totalement.
La mer n’étant pas particulièrement calme, ce voyage jusqu’au village de Qannguq fut à la fois inquiétant et merveilleux…pour fêter notre arrivée, Alphonse eut droit à un morceau de foie cru de phoque…Nous fûmes récupérer quelques jours plus tard et pûmes rentrer à la maison…

Plus tard, j’appris que l’ourse sauveteuse, après avoir nagé plusieurs miles et croisé notre bateau qui était à notre recherche, était arrivée près de Qannguq, qui la voyant tourner autour de son canot, la prenant pour Bärle (protectrice des pêcheurs), à raison peut être, la suivit.

Suivant le journal de bord du bateau :
« Vu un gros ours polaire en train de nager dans la mer. L'ours allait presque aussi vite que le bateau (environ 6 milles à l'heure) et créait de l'écume devant lui, laissant un sillage semblable à celui que fait un vapeur. »
Ce que n’indique pas le journal, c’est que le capitaine a voulu faire un carton sur l’ourse, que seul le « malencontreux » accrochage entre le matelot apportant le fusil et Gaston, le meilleur ami d’Alphonse, sauva…le fusil terminant sa course au fond de l’eau…

Mais voilà les deux excitées qui s'approchent...
Elles ont l'air d'être à nouveau très complices....Elles rient maintenant...à gorge déployée...Elles en font des tonnes...C'est un peu inquiétant pour moi...vu mon grand âge, je préférerais un peu plus de modération...Je redoute le moment où l'une des deux va se saisir de moi à nouveau...Elles n'ont pas l'air très précautionneuses...et je ne crois pas qu'elles sachent vraiment à qui elles ont affaire...
La blonde minaude:
- Dis, Louiiiiiiiiiiiiise, tu sais à quoi je pense lààààààààà tout de suite?...
L'autre hausse les épaules en signe de négation. Puis elles éclatent de rire. Quelles bécasses! Vivement qu'elles se séparent de moi d'une façon ou d'une autre...je ne me sens pas tranquille entre leurs mains...Et puis elles m'énervent au plus haut point!

Bon, il s’est passé plein de choses depuis la dernière fois…
D’abord, j’ai atterri chez la mère de Louise que je connaissais déjà mais je vous raconterais cette histoire une autre fois ; le plus important est que j’ai revu un livre qui était chez Pinacle, L'Art de jouir de 1753, qui m’a raconté l’histoire ahurissante entre cet expert et…un autre expert…

Trois jours après le vol, Leurveau de la compagnie d’assurance sonnait chez Pinacle. Ce dernier qui avait déjà dédommagé Ben était impatient de récupérer ses fonds.
- Vous venez m’apporter le chèque ? C’est gentil !
- Désolé, mais je suis plutôt porteur de mauvaises nouvelles.
- …
- Voilà, après lecture complète de votre contrat, il s’avère que vous êtes assuré contre le vol, la détérioration accidentelle ou volontaire d’autrui, l’incendie et contre 256 autres événements possibles mais pas contre la disparition !
- C’est une plaisanterie !
- Monsieur, une compagnie d’assurance ne plaisante jamais avec l’argent !
- Il est évident que c’est un vol !
- Evident, évident…vu l’absence d’effraction cela n’a rien d’évident…

A ces mots, Pinacle ne se contenant plus, se jette sur Leurveau et lui serre le cou.
Pris au dépourvu, ce dernier chuta lourdement à terre, entraînant avec lui la table de l’entrée.
Tout au fond de lui, il était content car maintenant il était sûr qu’il ne paierait pas (mon ami me racontait qu’il riait au début) mais quand même sa gorge lui faisant mal…les ciseaux, il avait vu une paire de ciseaux sur cette p***** de table.
En tâtonnant, il mit la main dessus et rempli de joie frappa de toute ses forces, ce qui eut pour résultat…de lui transpercer la main…morale de l’histoire, quand on veut tuer quelqu’un avec des ciseaux, mieux vaut les tenir dans le bon sens…

La femme de ménage les trouva tous les deux, cinq heures plus tard, Pinacle en train de marmonner et Leurveau, la langue pendante et toute gonflée…

Maintenant que j’y pense… que fait ce compatriote chez la mère de Louise ?...

Bon, après l’aventure macabre de l’assureur, je vais vous raconter une belle histoire :
Dans un bar bondé, un samedi soir…l’ambiance était électrique.

Le tenancier, croyant perdre le contrôle de son travail, s’en pris à la personne la plus visible du bar ; celle qui faisant du bruit et entasser des dessins, certes appréciés mais volumineux, sur le comptoir. Après plusieurs échanges de communications salées, un incident révélateur du fond du problème survint : on critiqua, encore, ses alcools forts ! Ce fut le grain qui fit déborder la salière…
- En dénigrant ces alcools, vous jetez l’opprobre sur ceux qui les boivent !
Ne cessait-il de répéter à la forte tête qui avait rabaissait sa prune possiblement irlandaise, dont il n’était pas personnellement consommateur, mais qui remportait un franc succès dans la ville.
- Pas du tout. Cet alcool, même s’il n’est pas extrême, est de médiocre qualité et j’entends pouvoir le dire haut et fort.

Un vieux sage (de bistrot) prit alors la parole et dit, avant de s’écrouler :
- Il n’y a pas de vieux sage, où plutôt il existe en chacun de nous et souvent nous sommes irrités par les discours qui mettent en lumière nos contradictions personnelles…

Un grand silence se fit puis les grains se fissurèrent…de rire. Après quoi, les adeptes de la prune dirent :
- Essayons le jus de fruit pour changer !
Mais certains d’entre eux se tapèrent tout de même un armagnac…
- Je ne vois pas où est l’île dans ce breuvage ?
Dit en souriant le tenancier…
- Et si je mettais mes dessins dans une autre île ?
S’exclama le bruiteur…

Tout le monde se tourna alors vers la forte tête qui, avec tout le sérieux dont il était capable, énonça :
- Et une prune, une…