Laurent Mauvignier.

chez A Vue d'Oeil, Collection : 16/17 ou aux éditions de minuit.

1/2 des hommes,


Un fait émerge : Feu-de-Bois, ce gueux malpropre et malodorant, offre à sa soeur une broche de valeur. C'est ce cadeau inattendu, pour son départ en retraite, qui crée la gêne dans la salle des fêtes du village.

Pour le reste, le récit nourrit attentes et confusion : le narrateur - dont on ne saura l'identité qu'à la page 48, se fait l'écho des réactions de l'entourage, tout ce non-dit qui s'exprime par bribes, par des silences ou des phrases inachevées.

Le lecteur attend donc que la situation se clarifie, glanant quelque nouvel indice à mesure que la parole tente de se dénouer. On doit être attentif, comme lorsqu'on arrive dans une salle où tout le monde se connaît et parle à demi-mots d'un sujet délicat. Mais on avance quand même, à petits pas, à démêler ce qui noue la gorge des villageois.

Interrogé sur ce lent préambule au sujet même de son roman, Laurent Mauvignier dit avoir retenu son souffle, et des mots trop percutants comme "arabe" ou "Algérie", par une certaine hantise à aborder le thème dont ses parents ne parlaient qu'à mots couverts. Il a d'ailleurs arrêté d'écrire environ cinq mois, avant de reprendre la plume dans un contexte différent.

Je glisse ici cet intermède des paroles de l'auteur, avant de me lancer plus avant dans l'aventure de Bernard, cet appelé rural, qui doit faire son service de 18 mois en Algérie.

Il en a entendu parler, aux informations, mais aussi par ses camarades qui racontent des histoires à faire peur.

Son aventure, c'est "un condensé de la guerre d'Algérie".

2/2 des hommes,

Après l’épisode de « la broche », les épisodes algériens.

« On ne sait pas ce que c’est qu’une histoire tant qu’on n’a pas soulevé celles qui sont dessous et qui sont les seules à compter, comme les fantômes, nos fantasmes qui s’accumulent et forment les pierres d’une drôle de maison dans laquelle on s’enferme tout seul, chacun sa maison, et quelles fenêtres, combien de fenêtres ? »

Le narrateur se rappelle dans un monologue ce que lui a confié un ami de Bernard, ce que lui-même a vécu là-bas, ce que lui a dit Mireille, la femme abandonnée de Bernard, ces épisodes d’Algérie, où il n’y avait pas la guerre, mais des cadavres qu’on découvrait, les dégâts d’un ennemi invisible, et où, par représailles ou simplement par peur, les appelés du contingent envahissaient à l’aube un village, et ce qui s’ensuivait.

La force poignante de ce récit ne vient pas de révélations, mais de la pesanteur des souvenirs revécus, 40 ou 50 ans après, par les appelés. C’est au milieu de la nuit le réveil, le besoin de revoir des photos, et de le faire en secret…

« Quand la nuit tombe et que femme et enfants sont partis se coucher, qui a parlé ce soir-là, tellement parlé même, des années après les évènements, leurs évènements,enfin, lorsqu’ils avaient raconté, se retrouvant seuls et déjà éméchés comment on avait du mal à vivre depuis, les nuits sans sommeil, comment on avait renoncé à croire aussi que l’Algérie, c’était la guerre, parce que la guerre se fait avec des gars en face alors que nous et puis parce la guerre c’est fait pour être gagné alors que là… ».

Un livre que je vous recommande pour la force d’une écriture qui, sans porter de jugement, fait ressentir au lecteur le drame algérien.

Mauvignier par son talent a su donner une voix aux douleurs muettes, à briser les silences qui suivent la guerre.

une video de l'emission interlignes


j'espère qu'il lit un de ses textes, car c'est donner vie et souffle à son style :
dans la première partie, ce serait rendre les hésitations du narrateur, voire de l'écrivain, dans son récit. Par la suite, l épisode algérien, on y trouve une palette de sentiments, de la colère à la souffrance.

Apprendre à finir, aux éditions de minuit.

½

Son meilleur livre, d'après certains proches. Il s'agit d'un monologue : une épouse se réjouit, avec des sentiments divers, du retour de son mari au foyer. Auparavant elle lui rendait visite à l'hôpital.

Tout n'est pas rose : l'intéressé n'était pas un modèle de vertu, le couple battait de l'aile, et plus j'avance dans le récit (j'en suis à la moitié), plus je me dis que cet homme-là ne méritait pas tant d'égards. En revanche la "monologueuse" imaginée par Mauvignier convainc le lecteur, y compris dans ses fugitives réticences.

Parlons vrai, je la suis dans ses pensées, mais ne l'accompagnerais pas dans son cheminement. A tous points de vue cet homme-là me déplaît.

« J’avais cette boulimie qu’on a, à vouloir tout donner parce qu’on se dit que ce ne sera jamais assez à côté de qu’on a reçu. J’avais sa présence dans la maison. Moi, je voulais être ce qui lui faisait défaut, être ce qui lui manquait comme lui , parfois, avant, quand il me manquait, et que je croyais que je ne pourrais jamais plus respirer, ni mordre dans un fruit sans risquer de m’étouffer, comme ça, avalant sans saveur (1)des salades, des soupes lyophilisées, de morceaux de sucre dans la journée, et puis à la place du café, de la chicorée qui me restait ».

J’aurais plutôt écrit :(1) « avalant des salades sans saveur  ».

Je pratique une lecture fragmentée, plus sensible à ce que j’imagine - mais à partir d’indices, des réactions des enfants que du « dévouement » de l’épouse.

Quoi qu’il en soit, Mauvignier mène bien sa barque, et distille ses petites révélations au compte gouttes, tout en respectant le discours crédible de l’épouse.

Apprendre à finir, aux éditions de minuit.

2/2

Non que les paroles de l’épouse soient toutes de douceur ! loin de là ! Elle exprime ses humeurs comme les ressent :

« j’avais envie de bondir de mon lit, d’aller dans sa chambre, de me jeter sur lui comme au temps des colères et de jeter, et de lancer sur lui toute ma violence, et griffer encore, et frapper encore et puis finir comme à chaque fois avec dans le corps tout le vide qui reste quand on a tout laissé de soi aux orties ».
C’est tantôt la colère, tantôt les soupçons, tantôt la jalousie, avec la basse continue d’une grande solitude qui se referme sur elle, ne comprendre qu’après coup ce qu’ont dit ses enfants…Elle fait le point de ses espoirs et de ses désillusions.

A la fin , le lecteur, comme la narratrice, saura à quoi s’en tenir ; lui, l’époux se mure dans son silence, alors même que nous savons comment s’est déroulé l’accident, et ses intentions véritables envers sa famille.

Une grande amertume affleure dans quelques passages, qui ne laisseront pas des épouses insensibles :

«[…] je n’étais jamais redevenue sa femme, redevenue une femme, n’importe laquelle, n’importe, mais que j’étais seulement la porteuse de bols, l’odeur de vermicelle, un manteau de laine qu’il n’aimait pas, que j’étais des fleurs dans un vase qu’il m’aurait jeté au visage pour ne plus le voir, ni mes sourires, ni mes demandes, ni mes cheveux qui tombaient dans les yeux pour que lui ne voie pas comment je les baissais -maintenant, puisque plus jamais il ne m’a regardée comme les hommes regardent les femmes ».

Apprendre à finir, la tragédie silencieuse qu’une femme partage avec le lecteur.

ce que j'appelle oubli de Laurent Mauvignier (Editions de Minuit).


Une phrase, une indignation devant la mort d'un homme, tué par des vigiles.

La critique est bonne, et c'est du Mauvignier, donc à noter sur vos tablettes.

Je viens de terminer la lecture de "Ce que j'appelle oubli" de Laurent Mauvignier. Une phrase ? Non. C'est un serpent décapité, un serpent dont on a écrasé la tête d'un coup de botte, le serpent du mal dans sa froide imbécillité. Aucun point pendant cinquante cinq pages. On commence par : " et ce que le procureur à dit, c'est qu'un homme ne doit pas mourir pour si peu" et on termine par : sa voix à lui qui continuera dans ta tête, à murmurer, à répéter toujours pas maintenant, pas maintenant, pas comme ça, pas maintenant -" Entre-temps, les miroitements des écailles : faits, sentiments.

A lire pour ceux qui aiment les formes originales ; impraticable comme modèle courant d'écriture.

"Ce que j'appelle oubli", éditions de Minuit. 62 p.

Citation :

« On commence par : " et ce que le procureur à dit, c'est qu'un homme ne doit pas mourir pour si peu" et on termine par : sa voix à lui qui continuera dans ta tête, à murmurer, à répéter toujours pas maintenant, pas maintenant, pas comme ça, pas maintenant -" Entre-temps, les miroitements des écailles : faits, sentiments. »

Oui, un texte de déploration adressé au frère de la victime : il a le mérite de mettre sur le devant de la scène, le minable que personne ne regarde et le fait divers rapidement oublié.

C’est une interrogation sur le monde, ses vigiles, les patrons auxquels il faut soutirer un congé, la montée de la colère et de la brutalité, les réactions du public, le discours des professionnels qui en voient de toutes les couleurs, etc.

J’ai bien aimé ce texte dense et riche, complexe dans ses « entortillements » mais qui se lit facilement : signe d’une réussite.

Parmi des auteurs qui m'ont fait vibrer, dernièrement : « Des hommes » de Laurent Mauvignier

La précision des émotions décrites, leur perception et la dureté de l'histoire. Le livre est prenant, enivrant, et violent. C'est la première fois que je lis un roman de ce style et j'avoue avoir été un peu chamboulé. Chamboulé par le style d'écriture qui est un peu... dur, tranchant et par le contexte raconté : une guerre d'Algérie qui ne dit pas son nom.