Rafael Chirbes - [Espagne]

Rafael Chirbes est né à Tabernes de Valldigna, dans la province de Valence, en 1949. Après des études d'histoire à Madrid, il décide de se tourner vers le journalisme et la critique littéraire. Son premier roman, Mimoun, finaliste du prestigieux prix Heralde en 1988, a été traduit en de nombreuses langues.
Rafael Chirbes est considéré aujourd’hui comme l’un des auteurs les plus importants d’Espagne. Il vit dans un village entre Valence et Alicante.



Début d’un article de presse :

Citation :

« LE FIL LIVRES - De livre en livre, l’écrivain espagnol, auteur de “Tableau de chasse”, n'a cessé de se colleter à l'histoire de son pays ; de dénoncer l'amnésie après Franco, l'affairisme, la trahison des idéaux. Pour Rafael le révolté, il y aura toujours un mensonge à démolir...
L'Espagne, muette comme une tombe | 11 juin 2007
Rafael Chirbes, l'écrivain espagnol, a 60 ans. Il a grandi sous Franco, grandi sous la terreur, le silence. A la mort du dictateur, en 1975, il a vu son pays orchestrer l'amnésie. Oublier la sauvagerie, cacher les horreurs, manigancer une réconciliation, se contenter de la faiblesse de la gauche, et faire semblant, comme si tout cela n'avait jamais existé. Lecteur insatiable et romancier pointilleux, Rafael Chirbes creuse l'Histoire et s'est donné une raison de vivre : désencrasser le langage pour penser le monde. Ses romans, sept traduits en français aux éditions Rivages, questionnent son pays, sa génération. Tableau de chasse (1998) met en scène un narrateur abject, un vieillard, chantre du Caudillo. Crémation, publié ces jours-ci, ausculte une Espagne rongée par l'affairisme, les scandales immobiliers et financiers, les trahisons politiques et amoureuses. »

Les vieux amis
Quatrième de couverture:
" Il y a trente ans, ils ont lutté au coude à coude contre la dictature franquiste. Puis le groupe s'est éparpillé, dissout, comme la révolution. Aujourd'hui les vieux amis se retrouvent à la nuit tombée dans un restaurant madrilène. Le temps est venu des mises au point, des mises à plat et en demeure. Du désespoir aussi. Ils sont désormais promoteur immobilier, veilleur de nuit, fonctionnaire ou professeur. Leurs désaccords sont les mêmes, leurs accords ont changé. Attablés autour de leurs vingt ans, tandis que l'heure avance, ils se racontent avec une inégale habileté, une inégale fragilité, se souviennent, et tentent de renouer le lien"

Premières impressions :
La présentation du texte : pas de chapitres ; des paragraphes qui se succèdent de sept à plus de vingt cinq pages ; aucun alinéa.
Je conseille aussi de noter les personnages au fur et à mesure qu’ils apparaissent, car ce n’est que par recoupement que pour certains on devine qui ils sont, ainsi que les rapports et relations entre eux.
A chaque paragraphe un des personnages nous livre ses pensées et ce qu’il est, comment il se définit par rapport aux autres, pourquoi il a accepté ou refusé de participer à ces retrouvailles.
Ils sont souvent désabusés, ou encore tristes, parfois empreints d’une colère vaine. Ils ont pour la plupart renoncé à leurs idéaux qui ne sont plus que de plus ou moins beaux souvenirs, souvenirs plus ou moins douloureux. La dictature a pris fin, le communisme est périmé, le quotidien les a rattrapés.
De très belles pages qui se lisent facilement malgré la longueur de certaines phrases. Un ton ironique ou satirique parfois, de la verve et de l’humour, une certaine cruauté. Des portraits finement dressés et qui se complètent au fil des pages. Un constat, une dénonciation, des analyses pertinentes de la situation actuelle, sociale économique, politique : Chirbes épingle le tout avec profondeur et brio.

J'ai en effet été un peu surpris par la disposition du texte qui ne facilite pas la lecture, mais j'ai surmonté cet ecueil et finalement j'ai été assez vite dans le bain du récit.

Mes premières impressions : on apprend progressivement les liens qui existent entre les divers protagonistes : liens du passé et relations actuelles, en même temps que les non-dits. Je m'y retrouve assez bien entre les personnages, même si j'ai refusé de prendre des notes pour savoir qui était qui.

Après tout, me suis-je dit, c'est au romancier d'être clair, et non à moi de prendre des repères dans un récit qu'il a organisé tel quel.

On voit assez bien la langue de bois des militants qui, en public, après un attentat par exemple, en rendent compte de façon convaincue/convaincante devant les membres de la cellule, alors qu'intérieurement ils sont déstabilisés et ideologiquement un peu perdus.

J'ai aussi été sensible au fossé entre les générations qui m'a fait penser à certaines conversations sur le forum : les plus anciens font des récits d'anciens combattants, tandis que les plus jeunes ne se rendent pas compte que leurs libertés actuelles n'ont pas été reçues gratuitement du ciel.

Je pense donc, comme depuis longtemps, qu'un minimum de repères et de connaissances historiques devrait accompagner les études, fussent-elles specifiquement littéraires, pour comprendre les enjeux actuels, et aussi situer par exemple les écrivains dans le contexte historique.

Nymphéa a écrit:

Un ton ironique ou satirique parfois, de la verve et de l’humour, une certaine cruauté.

C'est en effet ce ton férocement ironique qui, à mes yeux, dynamise le récit, et le rend très agréable à la lecture.
Certains passages sur l'apparence formatée des anciens comme sur l'appétit de consommation des jeunes sont de vrais morceaux de bravoure et on se délecte de leur férocité.

Je trouve le tableau particulièrement sombre, tout est passé au crible de la désillusion. Ou est-ce au contraire que certains osent maintenant regarder la réalité en face et voir qu'ils ont construit leur vie sur de faux semblant?
Politiquement si ce qu'ils avaient fait et pour lequel ils ont subi la prison n'avait servi à rien?

Citation :

"...Pedrito dire que l'erreur que nous avons commise, c'était de croire qu'il y avait quelque chose à faire. "Nous avons détecté le poison qui infectait tout, nous avons fait le bon diagnostic, en bons médecins, mais nous ne nous sommes pas rendu compte qu'il n'y a pas de remède. Nous ne nous en sommes rendu compte qu'après." dit-il"

Comme lorsqu'on nous reproche mai 68 et "d'avoir raté notre coup"...

je n'ai pas fini le livre, mais je crois qu'il y a surtout un désenchantement personnel : que reste-t-il de leur ideal ? que reste-t-il de leur camraderie ? chacun depuis a fait son chemin, pas forcement en accord avec l'ideal d'antan.

Chacun craint aussi le regard d'autrui sur son parcours et prépare ses eventuelles répliques. Ils ont aussi des drames personnels qui leur rappellent la fin prochaine.
Oui, ils ont assez désabusés, et leur ironie sent parfois l'aigreur.

je ne connaissais pas Chirbes et te remercie de me l'avoir indiqué.

Manifestement Chirbes est francophile : presque toutes les citations renvoient aux auteurs français, voire aux chansons françaises.

En effet, il parle souvent de Baudelaire, plusieurs fois de Proust,...Il cite entre autres une chanson de Barbara, et Brassens...
Je n'ai pas fini le livre non plus.
A suivre...

Une explication que nous donne Chirbes, pages 165-166 dans l'édition de poche. J'en copie la fin:

Citation :

"...et le plus curieux, c'est que les plus lucides de cette époque sont devenus les plus ignorants après, ceux qui ont le moins vu ce qu'il fallait voir, ceux qui ont le moins vu ce qui allait se passer, et le plus abruti, le plus mesquin s'est retrouvé au centre de l'histoire, sans doute parce que l'histoire a son propre mouvement, son élan, et que le gagnant est celui qui se laisse porter par son inertie, le paresseux qui n'offre pas de résistance. L'histoire se construit non pas avec des intelligences individuelles, mais avec une intelligence collective faite d'une multitude de mesquineries de médiocrités, qui refuse justement les intelligences individuelles, les rejette dans le caniveau de sa marche en avant. L'intelligence de trois cents ou quatre cents millions de personnes qui décident de voir la finale de la coupe de football."

je croirais volontiers qu'il s'agit là d'une analyse marxiste (ex-Hegel) de l'histoire, que je pense d'ailleurs exacte.

Il faut donc attendre que l'opinion commune soit conquise, le serait-elle sans ceux qui ont ouvert le chemin, et brisé le premier consensus, l'acceptation de l'ordre établi ?

Pour l'écriture de Chirbes, ces monologues/récits intérieurs, remplis d'arrière-pensées et de réserves, on pourrait dire que l'écrivain par l'intermediaire des personnages "sur le retour", anciens militants désenchantés, règle son compte et leur compte avec la langue de bois du ou des militants :

un discours réducteur qui se veut positif dans le sens de l'action, et n'hesite pas à ecarter, quitte à se mettre la main devant les yeux, tout fait ou argument qui irait contre la Cause.

Dans ce but, (dénoncer la langue de bois), il emploie la langue littéraire qui est, comme on le sait, anti-tract. un outil de desintoxication.

Quelques notes :
Rafael Chirbes, tout au long de son ouvrage, traite aussi de l’art et de la création. Il dissèque, bien entendu, la création littéraire et le rôle de l’écrivain. Là encore il n’est pas tendre et reste sans concession.
Sur la tradition du roman espagnol :

Citation :

«Il n’y en a jamais eu. On a toujours regardé le roman de travers, il y a toujours eu un préjugé esthétique dont les plus jeunes commencent seulement à se débarrasser, … Ils aiment les intrigues circulaires, en miroir, anagnoriques (où tout trouve un sens à la fin, comme dans un puzzle). »

Est ce que c’est ce que l’auteur a voulu faire avec son livre ? Une anagnorèse?

Donc divers personnages interviennent tour à tour et soliloquent, leur portrait se complète peu à peu, et ils nous sont révélés. Tous sont ou meurtris, blessés, ou désillusionnés, si ce n’est amers, aucun n’est indemne. Chirbes évoque aussi souvent la maladie : sida ou cancer, comme une façon de tirer son épingle du jeu ou d’échapper aux regrets, à la culpabilité ; mais encore comme une métaphore de la « pourriture » du monde. Et encore la dépression. Ils ont tous le mal de vivre.
Sauf peut-être Rita, parce qu’elle a préféré aux idéaux « d’aimer la vie telle qu’elle est » (voir pages 160-161).

Une dernière citation sur ce que fut leur passé, et peut-être une autre clé pour comprendre leur "échec":

Citation :

« Les jeunes, vous êtes désireux d’aider, d’intervenir. Vous risquez votre vie pour une idée, pour un ami ; vous vous tueriez pour prouver à quelqu’un votre amour, sans vous rendre compte que la vie, c’est ce qu’il y a de plus facile à donner ; que c’est le quotidien qui est difficile, qui brûle, qui transforme tout en néant. »

Nymphéa a écrit:

Citation :

«il y a toujours eu un préjugé esthétique dont les plus jeunes commencent seulement à se débarrasser, … Ils aiment les intrigues circulaires, en miroir, anagnoriques (où tout trouve un sens à la fin, comme dans un puzzle). »

Est ce que c’est ce que l’auteur a voulu faire avec son livre ? Une anagnorèse ?

j'ignorais le terme, et je me pose aussi la question, car je n'ai pas lu deux soirs de suite pour "sorties diverses" et j'ai du mal à m'y remettre.

un petit couplet amer sur "les gosses d'aujourd’hui, devenus consommateurs à part entière".

Citation :

« Dès qu’ils commencent à parler, ils sont consommateurs. Nous nous héritions des affaires de nos cousines, de nos grandes sœurs, nous étions toutes habillées pareil, nous mangions ce qu’il y avait, mais ces petits cons, ils veulent des marques : même pour leurs bouffe dégueulasse il y a des marques. Ils vivent dans un grand supermarché. Ils ne veulent jamais sortir, ils veulent faire les boutiques. On les emmène voir une ville , un musée, ils s’échappent et rentrent dans le premier centre commercial venu.

Pour eux, c’est ça, le monde, un supermarché géant : les rues sont des étalages où sont exposés des produits. Ils choisissent le sport qui leur plaît selon l’équipement à acheter et ils penchent pour cette activité-ci plutôt que celle-là parce que la tenue de basket leur va mieux que celle du foot, et les garçons sont pires que les filles »

C’est sans doute un personnage qui parle, mais on se demande, pour avoir entendu souvent ces refrains, si cette tirade est à prendre au premier ou au deuxième degré.

rotko a écrit:

j'ignorais le terme, et je me pose aussi la question, car je n'ai pas lu deux soirs de suite pour "sorties diverses" et j'ai du mal à m'y remettre.
un petit couplet amer sur "les gosses d'aujourd’hui, devenus consommateurs à part entière".
C’est sans doute un personnage qui parle, mais on se demande, pour avoir entendu souvent ces refrains, si cette tirade est à prendre au premier ou au deuxième degré.

1) Le terme "anagnorèse" est introduit par l'auteur lui-même, ainsi que son explication...
2) J'avoue à avoir eu quelque peine à terminer le livre; les cinquante à soixante dix dernières pages me furent pénibles. Si l'ironie de l'auteur est au départ jubilatoire, cette façon de dénigrer systématiquement et cette férocité dans la négation devient pesante et malsaine, cela sent plus l'aigreur que la critique constructive...C'est du moins mon ressenti.

Tu me donnes la réponse que j'attendais, je cale à la page 140.