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| | Baudelaire version prose | |
| | Auteur | Message |
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Layla Monroc pilier
Nombre de messages : 986 Age : 29 Date d'inscription : 15/01/2012
| Sujet: Baudelaire version prose Mar 27 Mar 2012, 13:26 | |
| Bonjour à tous, Comme promis mon topic sur la nouvelle La Fanfarlo de Baudelaire. Vous pouvez la lire ici Mon avis : Voir Baudelaire dans un autre exercice que la poésie a grandement attiré ma curiosité, mon frère ayant acquis à tout hasard ce livre (à un loto voyez vous), j'en ai profité pour le lui piquer. Donc, Baudelaire écrit drôlement bien en prose, le vocabulaire est très travaillé, le style donne envie, l'histoire est plutôt intéressante, quoi que longue à démarrer (la Fanfarlo on ne la voit pas toute suite) et les longs débats poétiques sont intéressant pour comprendre le personnage, mais j'ai trouvé qu'ils n'étaient pas très utiles au récit, il le ralentissait même beaucoup. Ainsi je reste un peu mitigée. Samuel est un personnage que j'ai trouvé très intéressant, on reconnait la patte Baudelaire que j'apprécie tant. Mais le début du livre je l'ai trouvé légèrement confus. (commencé dans un bus, je l'ai finalement recommencé et compris).. La fin est aussi un peu... Bâclée. Alors que la passion était si dévorante, si passionnante même, j'ai trouvé qu'un simple - Spoiler:
— Tu me le paieras
était un peu rapide quoi. Donc au final c'est plutôt agréable à lire, le style est excellent, les moments de passion sont très beaux, même si on dirait une fable avec une petite morale à la fin. L'histoire, un peu capillo-tractée est tout de même assez rigolote, mais il y a néanmoins certaines faiblesses que j'ai dites plus haut. Bref, ce livre permet de passer un moment sympa, mais sans grandes prétentions. | |
| | | nicyrle pilier
Nombre de messages : 5882 Age : 81 Localisation : Tout en bas, sous les orangers Date d'inscription : 05/02/2008
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Mer 28 Mar 2012, 08:16 | |
| Baudelaire a écrit cette nouvelle en 1845, au moment même où il décidait de devenir poète ! Par ailleurs, c’est à ma connaissance la seule nouvelle qu’il ait écrite et surtout il a en quelque sorte renié cette œuvre, presque balzacienne par certains côtés, qui ne figure pas dans la liste qu’il a lui-même établie à la fin de sa vie. On a pu dire que Cramer était l’envers négatif de Baudelaire. Le ton ironique qu’il adopte sert à stigmatiser le mauvais poète qui se prostitue dans des écrits détestables, croyant ainsi arriver à ses fins. A l’opposé, le narrateur justement serait Baudelaire en personne avec ses hautes exigences à l’égard de la poésie. Il faudrait d’ailleurs mettre cette nouvelle en relation avec les autres œuvres de Baudelaire, sa conception de l’art (sainte prostitution) et ce qu’il a pu dire de la poésie (extraire l’or de la boue). Je me rappelle aussi avoir lu un texte de lui dans lequel il expose sa conception de la nouvelle, j’essaierai de le retrouver car c’était intéressant.
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| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Mer 28 Mar 2012, 09:20 | |
| Layla, Je pense être l'une des rarissimes personnes à préférer les petits poèmes en prose aux fleurs du mal. Ce qui me plaît beaucoup est que ces ''petits'' poèmes qui sont en réalité immenses par leur qualité se situent au confluent deux genres: la poésie bien entendu, mais aussi la nouvelle. Nous avons souvent un personnage et une histoire qui se développe. Ce n'est pas toujours le cas, mais il est quand même souvent ainsi. On peut aussi observer que les thèmes d'ordre ''social'' y sont largement abordés, ou du moins, une critique subtile de la société et des hommes apparaît dans quelques poèmes avec force. A lire par exemple les yeux des pauvres ou la corde. Déchirants! |
| | | Layla Monroc pilier
Nombre de messages : 986 Age : 29 Date d'inscription : 15/01/2012
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Mer 28 Mar 2012, 11:40 | |
| Je n'ai pas encore lu les petits poèmes en prose. Ça ne saurait tarder. J'ai également saisi les subtilités de ce texte, quant à la dualité de Baudelaire et c'est une des choses qui m'a séduite. J'avoue être mitigée aussi parce que trop court. Ça aurait pu être encore plus fort .. Je suis surement trop exigeante. ^^" | |
| | | nicyrle pilier
Nombre de messages : 5882 Age : 81 Localisation : Tout en bas, sous les orangers Date d'inscription : 05/02/2008
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Mer 28 Mar 2012, 12:03 | |
| Aglaé, moi aussi, j'apprécie énormément les Petits poèmes en prose, sans pour autant les préférer aux Fleurs du mal. Pour moi, ils sont beaucoup plus proches de la poésie que de la nouvelle, d'un genre bien différent, je trouve. | |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Mer 28 Mar 2012, 18:43 | |
| Je ne dis pas qu'il s'agit de nouvelles, mais qu'on se situe un peu à mi-chemin entre poésie et nouvelle. La corde est un parfait exemple. Nous avons une situation initiale, l'élement pertubateur, les péripéties et la conclusion (qui fait froid dans le dos!).
Evidemment, cela ne s'applique pas à l'ensemble du recueil. Le fou et la Vénus, que j'aime aussi beaucoup, se lit complètement comme un poème.
Mais je note qu'on retrouve dans le spleen de Paris, qui porte bien son nom, une critique acerbe de la société et Baudelaire y met en lumière les hommes dans leur ''petitesse'', chose qu'on retrouve moins dans les Fleurs. D'où peut-être le recours à la prose, moins contraignante pour aborder de vastes thèmes. |
| | | rotko pilier
Nombre de messages : 69282 Date d'inscription : 26/12/2005
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Mer 28 Mar 2012, 19:00 | |
| Merci; Aglaé, pour ces titres, je ne les connais pas, mais ça va changer !! | |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Mer 28 Mar 2012, 19:03 | |
| Je t'invite à les lire!
Avec les yeux des pauvres, que j'ai cité quelque part sur GDS* il me semble, ce sont des poèmes qui m'ont percé le coeur! |
| | | rotko pilier
Nombre de messages : 69282 Date d'inscription : 26/12/2005
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Mer 28 Mar 2012, 19:13 | |
| je les ai dans mon petit livre fétiche chez Garnier Flammarion, celui-là je ne sais pas pourquoi je l'aime, sans doute parce que je l'égare souvent et le retrouve toujours. | |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Mer 28 Mar 2012, 19:18 | |
| Fétiche en effet, et je comprends pourquoi. Ce recueil à l'incroyable capacité de nous renvoyer, à travers l'un ou l'autre poème, à du déjà vécu . Cela peut parler à tout le monde, c'est ce qui le rend d'autant plus admirable, à mon sens!
Quel est le poème que tu as préféré? |
| | | rotko pilier
Nombre de messages : 69282 Date d'inscription : 26/12/2005
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Jeu 29 Mar 2012, 05:15 | |
| j'ai découvert la corde hier soir ! La pureté des intentions de l'auteur lui fait découvrir des monstruosités morales. Le texte touche car il se présente comme une expérience vécue et comporte d'atroces scènes visuelles, très précises ! La Corde
À Édouard Manet «Les illusions, -- me disait mon ami, -- sont aussi innombrables peut-être que les rapports des hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. Et quand l'illusion disparaît, c'est-à-dire quand nous voyons l'être ou le fait tel qu'il existe en dehors de nous, nous éprouvons un bizarre sentiment, compliqué moitié de regret pour le fantôme disparu, moitié de surprise agréable devant la nouveauté, devant le fait réel.
S'il existe un phénomène évident, trivial, toujours semblable, et d'une nature à laquelle il soit impossible de se tromper, c'est l'amour maternel. Il est aussi difficile de supposer une mère sans amour maternel qu'une lumière sans chaleur; n'est-il donc pas parfaitement légitime d'attribuer à l'amour maternel toutes les actions et les paroles d'une mère, relatives à son enfant? Et cependant écoutez cette petite histoire, où j'ai été singulièrement mystifié par l'illusion la plus naturelle.Voici le texte On s'attendrait vu la dédicace à ce qu'il ait été illustré ? | |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Jeu 29 Mar 2012, 11:26 | |
| Il vaut mieux s'abstenir de représenter l'horreur. Mais j'aurais peut-être proposé la corde sensible de Magritte. La coupe pleine d'illusions est menacée par la prise de conscience avec certaines réalités de la vie. Le danger serait symbolisé par l'amas de nuages.... |
| | | rotko pilier
Nombre de messages : 69282 Date d'inscription : 26/12/2005
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Jeu 29 Mar 2012, 13:48 | |
| Oui, pour illustrer le préambule conceptuel ; mais d'autres tableaux rapides font partie de ce texte dédié à Manet
Il a posé plus d'une fois pour moi, et je l'ai transformé tantôt en petit bohémien, tantôt en ange, tantôt en Amour mythologique. Je lui ai fait porter le violon du vagabond, la Couronne d'Épines et les Clous de la Passion, et la Torche d'Éros.
il y a dans d'autres images une certaine ambiguité
sa tête était penchée convulsivement sur une épaule; son visage, boursouflé, et ses yeux, tout grands ouverts avec une fixité effrayante, me causèrent d'abord l'illusion de la vie
on penserait ensuite à une descente de croix, et la mention d'
une ficelle fort mince qui était entrée profondément dans les chairs
mériterait, à mon avis une étude ; on voit souvent à la campagne un fil de fer barbelé engendrer une plaie boursouflée dans un tronc d'arbre.
Baudelaire est souvent très visuel, les dédicaces de ses poèmes le montrent : à constantin guys etc. | |
| | | rotko pilier
Nombre de messages : 69282 Date d'inscription : 26/12/2005
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Ven 30 Mar 2012, 05:09 | |
| l'interêt pour les objets macabres
vente de 812 objets qui ont servi à torturer ou tuer, rassemblés par un drôle de collectionneur, le bourreau d’Alger
le célèbre bourreau d’Alger, fonctionnaire de l’Etat français a exécuté 200 personnes au temps de l’Algérie française, dont une majorité de militants du FLN (indépendantistes algériens). Une fois à la retraite, l’ancien exécuteur en chef des arrêts criminels français écumera les salles de vente d’Europe. Et se constituera une collection unique dont il fera un petit musée privé « de la Justice et des Châtiments » en 1992, à Fontaine-de-Vaucluse
dans cet article. | |
| | | ignatius pilier
Nombre de messages : 416 Localisation : Sud est Date d'inscription : 18/12/2010
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Ven 30 Mar 2012, 09:36 | |
| - rotko a écrit:
- l'interêt pour les objets macabres
vente de 812 objets qui ont servi à torturer ou tuer, rassemblés par un drôle de collectionneur, le bourreau d’Alger
le célèbre bourreau d’Alger, fonctionnaire de l’Etat français a exécuté 200 personnes au temps de l’Algérie française, dont une majorité de militants du FLN (indépendantistes algériens). Une fois à la retraite, l’ancien exécuteur en chef des arrêts criminels français écumera les salles de vente d’Europe. Et se constituera une collection unique dont il fera un petit musée privé « de la Justice et des Châtiments » en 1992, à Fontaine-de-Vaucluse
dans cet article. ah ben mince, j'étais à Fontaine lundi dernier, si j'avais su ça, j'aurais fait un tour dans ce musée ; quoique la personne avec qui j'étais aurait difficilement supporté ce genre de collection... | |
| | | rotko pilier
Nombre de messages : 69282 Date d'inscription : 26/12/2005
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Ven 30 Mar 2012, 09:48 | |
| Dans le poème en prose de Baudelaire, l'objet - et la fascination qu'il entraîne, fait partie d'une experience vécue cruellement, et qui révèle les appétits malsains de la foule, y compris des proches.
Dans cette exposition, je ne crois pas que le contexte soit le même. | |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Ven 30 Mar 2012, 11:45 | |
| Baudelaire expose son projet dans la préface (dédiée à Arsène Houssaye).
J'ai une petite confession à vous faire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d'Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n'a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux?) que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.
Tu as vu juste Rotko, en remarquant et soulignant le lien avec la peinture, bravo!
Il n'est pas anodin que La corde soit dédicacé à Manet tout comme Le thyrse est dédié à Franz Liszt.
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| | | rotko pilier
Nombre de messages : 69282 Date d'inscription : 26/12/2005
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Sam 30 Juin 2012, 13:42 | |
| Les vocations dans pater Panchali de satyajit Ray, Apu, dans son petit village rural, est fasciné par une représentation théatrale. C'est l'occasion de rappeler le poème en prose de Baudelaire qui commence ainsi : Dans un beau jardin où les rayons d’un soleil automnal semblaient s’attarder à plaisir, sous un ciel déjà verdâtre où des nuages d’or flottaient comme des continents en voyage, quatre beaux enfants, quatre garçons, las de jouer sans doute, causaient entre eux. L’un disait : « Hier on m’a mené au théâtre. Dans des palais grands et tristes, au fond desquels on voit la mer et le ciel, des hommes et des femmes, sérieux et tristes aussi, mais bien plus beaux et bien mieux habillés que ceux que nous voyons partout, parlent avec une voix chantante. Ils se menacent, ils supplient, ils se désolent, et ils appuient souvent leur main sur un poignard enfoncé dans leur ceinture. Ah ! c’est bien beau ! Les femmes sont bien plus belles et bien plus grandes que celles qui viennent nous voir à la maison, et, quoique avec leurs grands yeux creux et leurs joues enflammées elles aient l’air terrible, on ne peut pas s’empêcher de les aimer. On a peur, on a envie de pleurer, et cependant l’on est content… Et puis, ce qui est plus singulier, cela donne envie d’être habillé de même, de dire et de faire les mêmes choses, et de parler avec la même voix… »- Spoiler:
L’un des quatre enfants, qui depuis quelques secondes n’écoutait plus le discours de son camarade et observait avec une fixité étonnante je ne sais quel point du ciel, dit tout à coup : — « Regardez, regardez là-bas… ! Le voyez-vous ? Il est assis sur ce petit nuage isolé, ce petit nuage couleur de feu, qui marche doucement. Lui aussi, on dirait qu’il nous regarde. » « Mais qui donc ? » demandèrent les autres. « Dieu ! » répondit-il avec un accent parfait de conviction. « Ah ! il est déjà bien loin ; tout à l’heure vous ne pourrez plus le voir. Sans doute il voyage, pour visiter tous les pays. Tenez, il va passer derrière cette rangée d’arbres qui est presque à l’horizon… et maintenant il descend derrière le clocher… Ah ! on ne le voit plus ! » Et l’enfant resta longtemps tourné du même côté, fixant sur la ligne qui sépare la terre du ciel des yeux où brillait une inexprimable expression d’extase et de regret. « Est-il bête, celui-là, avec son bon Dieu, que lui seul peut apercevoir ! » dit alors le troisième, dont toute la petite personne était marquée d’une vivacité et d’une vitalité singulières. Moi, je vais vous raconter comment il m’est arrivé quelque chose qui ne vous est jamais arrivé, et qui est un peu plus intéressant que votre théâtre et vos nuages. — Il y a quelques jours, mes parents m’ont emmené en voyage avec eux, et, comme dans l’auberge où nous nous sommes arrêtés, il n’y avait pas assez de lits pour nous tous, il a été décidé que je dormirais dans le même lit que ma bonne. » — Il attira ses camarades plus près de lui, et parla d’une voix plus basse. — « Ça fait un singulier effet, allez, de n’être pas couché seul et d’être dans un lit avec sa bonne, dans les ténèbres. Comme je ne dormais pas, je me suis amusé, pendant qu’elle dormait, à passer ma main sur ses bras, sur son cou et sur ses épaules. Elle a les bras et le cou bien plus gros que toutes les autres femmes, et la peau en est si douce, si douce, qu’on dirait du papier à lettre ou du papier de soie. J’y avais tant de plaisir que j’aurais longtemps continué, si je n’avais pas eu peur, peur de la réveiller d’abord, et puis encore peur de je ne sais quoi. Ensuite j’ai fourré ma tête dans ses cheveux qui pendaient dans son dos, épais comme une crinière, et ils sentaient aussi bon, je vous assure, que les fleurs du jardin, à cette heure-ci. Essayez, quand vous pourrez, d’en faire autant que moi, et vous verrez ! » Le jeune auteur de cette prodigieuse révélation avait, en faisant son récit, les yeux écarquillés par une sorte de stupéfaction de ce qu’il éprouvait encore, et les rayons du soleil couchant, en glissant à travers les boucles rousses de sa chevelure ébouriffée, y allumaient comme une auréole sulfureuse de passion. Il était facile de deviner que celui-là ne perdrait pas sa vie à chercher la Divinité dans les nuées, et qu’il la trouverait fréquemment ailleurs. Enfin le quatrième dit : « Vous savez que je ne m’amuse guère à la maison ; on ne me mène jamais au spectacle ; mon tuteur est trop avare ; Dieu ne s’occupe pas de moi et de mon ennui, et je n’ai pas une belle bonne pour me dorloter. Il m’a souvent semblé que mon plaisir serait d’aller toujours droit devant moi, sans savoir où, sans que personne s’en inquiète, et de voir toujours des pays nouveaux. Je ne suis jamais bien nulle part, et je crois toujours que je serais mieux ailleurs que là où je suis. Eh bien ! j’ai vu, à la dernière foire du village voisin, trois hommes qui vivent comme je voudrais vivre. Vous n’y avez pas fait attention, vous autres. Ils étaient grands, presque noirs et très-fiers, quoique en guenilles, avec l’air de n’avoir besoin de personne. Leurs grands yeux sombres sont devenus tout à fait brillants pendant qu’ils faisaient de la musique ; une musique si surprenante qu’elle donne envie tantôt de danser, tantôt de pleurer, ou de faire les deux à la fois, et qu’on deviendrait comme fou si on les écoutait trop longtemps. L’un, en traînant son archet sur son violon, semblait raconter un chagrin, et l’autre, en faisant sautiller son petit marteau sur les cordes d’un petit piano suspendu à son cou par une courroie, avait l’air de se moquer de la plainte de son voisin, tandis que le troisième choquait, de temps à autre ses cymbales avec une violence extraordinaire. Ils étaient si contents d’eux-mêmes, qu’ils ont continué à jouer leur musique de sauvages, même après que la foule s’est dispersée. Enfin ils ont ramassé leurs sous, ont chargé leur bagage sur leur dos, et sont partis. Moi, voulant savoir où ils demeuraient, je les ai suivis de loin, jusqu’au bord de la forêt, où j’ai compris seulement alors qu’ils ne demeuraient nulle part. Alors l’un a dit : « Faut-il déployer la tente ? » « Ma foi ! non ! » a répondu l’autre, « il fait une si belle nuit ! » Le troisième disait en comptant la recette : « Ces gens-là ne sentent pas la musique, et leurs femmes dansent comme des ours. Heureusement, avant un mois nous serons en Autriche, où nous trouverons un peuple plus aimable. » « Nous ferions peut-être mieux d’aller vers l’Espagne, car voici la saison qui s’avance ; fuyons avant les pluies et ne mouillons que notre gosier », a dit un des deux autres. « J’ai tout retenu, comme vous voyez. Ensuite ils ont bu chacun une tasse d’eau-de-vie et se sont endormis, le front tourné vers les étoiles. J’avais eu d’abord envie de les prier de m’emmener avec eux et de m’apprendre à jouer de leurs instruments ; mais je n’ai pas osé, sans doute parce qu’il est toujours très-difficile de se décider à n’importe quoi, et aussi parce que j’avais peur d’être rattrapé avant d’être hors de France. » L’air peu intéressé des trois autres camarades me donna à penser que ce petit était déjà un incompris. Je le regardais attentivement ; il y avait dans son œil et dans son front ce je ne sais quoi de précocement fatal qui éloigne généralement la sympathie, et qui, je ne sais pourquoi, excitait la mienne, au point que j’eus un instant l’idée bizarre que je pouvais avoir un frère à moi-même inconnu. Le soleil s’était couché. La nuit solennelle avait pris place. Les enfants se séparèrent, chacun allant, à son insu, selon les circonstances et les hasards, mûrir sa destinée, scandaliser ses proches et graviter vers la gloire ou vers le déshonneur.
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| | | rotko pilier
Nombre de messages : 69282 Date d'inscription : 26/12/2005
| Sujet: Re: Baudelaire version prose Mer 17 Avr 2013, 05:09 | |
| Issu d'une donation, ce dessin du poète sera dévoilé à la Cité de l'architecture lors de l'exposition consacrée au sculpteur romantique, Geoffroy-Dechaume. Du 22 avril au 22 juillet. Sans doute un auto-portrait. l'article. | |
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