Lisons les écrivains du Nord

C’est l’invitation que nous adresse Régis Boyer, dans un petit livre enthousiaste. Mais qui condense aussi les fruits d’une vie vouée à l’univers scandinave.
Régis Boyer, professeur émérite de langues, littératures et civilisation scandinaves à la Sorbonne, est l’auteur d’une œuvre considérable dans laquelle figurent notamment la traduction et la présentation des Sagas islandaises, du théâtre d’Ibsen et des écrits du conteur danois Andersen dans la Pléiade, et d’un volume sur l’histoire et les mythes des Viking dans "Bouquins". A 80 ans, il nous explique aujourd’hui pourquoi il faut lire les Lettres du Nord, avec le savoir d’un érudit et l’enthousiasme d’un amoureux.

Avant de nous livrer les clefs d’un univers à la fois proche et lointain du nôtre, il pourfend quelques erreurs d’information. Non, les Suédois ne sont pas plus suicidaires que nous, mais leurs artistes font au suicide une place plus grande qu’ailleurs - les films de Bergman en sont un exemple. Non, les Vikings n’étaient pas des hordes sauvages de pilleurs et de violeurs : ils n’étaient pas seulement peu nombreux (aujourd’hui encore, Danois, Suédois, Norvégiens et Islandais ne totalisent que 19 millions d’habitants), mais n’ont jamais remporté de batailles contre une armée régulière; ils ne doivent leur réputation qu’aux clercs, "terrifiés comme toujours", qui furent leurs victimes privilégiées en raison de leurs abbayes regorgeant de richesses et le plus souvent non fortifiées, ni défendues.

Cela dit, Boyer décrit à larges traits l’univers du Nord. D’abord, au sortir des longs hivers, les longs étés et leur "extraordinaire lumière", sans réel équivalent sous nos latitudes, "une lumière qui abolit les distances, qui transfigure, métamorphose, dédouble Etonnez-vous, après cela, de l’importance capitale que tient la magie dans leur univers religieux d’autrefois". Ensuite, l’omniprésence de l’eau, l’eau des mers et des lacs, des rivières et des ruisseaux, des cascades, des glaces, des marais. Enfin, les distances : du sud de la Suède à son nord, elle est aussi grande que de ce sud à la Sicile.

A ces éléments matériels il faut ajouter le luthéranisme auquel le Nord s’est converti au XVIe siècle. Il imposa un dogmatisme rigoureux, axé sur les Ecritures et sur la confusion entre religion et morale, morale et sexualité. "Il faut tenir le plus grand compte de cette atmosphère de puritanisme intransigeant qui aura régné plusieurs siècles durant, et, par contrecoup, il convient de prendre en compte cette dimension pour admettre les excès dans l’autre sens, que disent le cinéma d’un Ingmar Bergman, suédois, ou celui d’un Lars von Trier, danois."


Le cadre étant ainsi tracé, venons-en à la littérature. Elle débuta au XIIe siècle avec le "miracle islandais" (voir encadré). Lui succéda une sorte de trou noir, dont n’émergent que Ludvig Holberg (1684-1754), historien, juriste, auteur dramatique dont les pièces sont encore jouées, et Emmanuel Swedenborg (1682-1772), théosophe qui voulait démontrer mathématiquement comment arriver à Dieu, et dont l’influence s’exerça en Europe jusqu’à Balzac.

La grande littérature, elle, commença avec le danois Hans Christian Andersen (1805-1875), écrivain prolifique que ses contes - qu’il n’écrivait pas pour les enfants - ont hissé à une place qu’aucun autre écrivain européen n’a atteinte. De son côté, Selma Lagerlöf (1858-1940) s’est imposée par le merveilleux et populaire voyage au-dessus de la Suède du nain Nils Holgersson, perché sur le dos d’un jars, mais aussi par son impressionnante "Saga de Gösta Berling". Quant au norvégien Knut Hamsun (1858-1952), l’auteur de "La Faim", Boyer le tient pour un des maîtres romanciers du XXe siècle.

Au XIXe siècle, le théâtre a été bouleversé par deux Scandinaves : le Norvégien Henrik Ibsen (1828-1900), auteur de vingt-six pièces qui n’ont pas pris une ride, en qui Boyer voit "le seul véritable classique du Nord". Et le Suédois August Strindberg (1849-1912), esprit tourmenté, instable, contestataire par principe, mais incontournable dans sa tentative de reconstituer la vie profonde de notre âme. Pour le XXe, pointons le suédois Pär Lagerkvist (1891-1974) et l’islandais Halldor Laxness (1902-1997). S’il y a un trait commun à tous, c’est la poésie qui baigne leur œuvre comme si elle était leur plus intime moyen de communiquer l’indicible. En quoi réside fondamentalement l’originalité des écrivains du Nord ? D’abord, dans leur connivence avec la nature : "On sent chez eux une véritable délectation à fréquenter toutes ces fleurs, tous ces arbres, toutes ces plantes parmi lesquels ils vivent". Ils nous rappellent que les dieux des sagas étaient des forces de la nature personnifiées; ils n’ont pas tout à fait disparu de l’inconscient collectif. Ensuite, dans un goût inné de l’ordre, de l’organisation, donc la détestation du désordre, du chaos. C’est dire que la fantaisie, le primesaut, le fantasque ne sont guère courants en Scandinavie. Leurs langues ignorent même le mot "hasard". En revanche, que de héros dignes d’une "saga" parce qu’ils sont restés fidèles, contre vents et marées, aux idéaux de leur clan !

Enfin, peu d’abstraction chez eux. Le Nord n’a produit qu’un philosophe, Sören Kierkegaard (1813-1855). Et une assez générale difficulté à s’exprimer : "A l’intérieur de tout psychisme nordique, règne une dense zone de silence, une sorte de vide dont on ne sort que par le recours à l’alcool, massif, brutal". L’écrivain, a dit un auteur suédois, est un homme qui "parvient" à dire. Peut-être faut-il en chercher l’origine dans le fonds mythique des Sagas sur lequel pèse le Destin tout-puissant auquel même les dieux sont soumis. Le christianisme peut bien lui avoir opposé l’Espérance, il n’a pas tout à fait effacé le vers sur lequel se termine le cycle héroïque des Eddas : "Nul ne survit d’un soir à la sentence des Nornes".

Pourquoi faut- il lire les Lettres du Nord ? Régis Boyer Les Belles Lettres 142 pp., env. 19 €

merci pour cet excellent exposé, Marianne
j'ai lu Hans Christian Andersen vers 12 ans et je l'ai relu plus tard, il me fascinait et puis Selma Lagerlöf. J'aime aussi l'histoire de Peer Gynt et la musique de Grieg, et le sombre Ingmar Bergman...
Leur connivence avec la nature existe toujours, c'est sans doute pourquoi ils ont une meilleure réussite que les Etats du sud de l'Europe... ils sont respectueux, un peu rigides ... trop eut-être ? pudiques dans leur expression orale, enfin, pas "latins" du tout !
Je vais essayer de me procurer ce livre de Régis Boyer, ça m'intéresse.

Grand traducteur, notamment de knut Hamsun et de Strindberg. C'est vrai que GDS* n'est pas très porté sur le Nord.
A vrai dire je préférerais lire des oeuvres contemporaines plutôt qu'un essai consacré à des auteurs déja répertoriés.

bah oui, ton Excellence, mais elle est déjà assez difficile "la vie contemporaine", s'il faut encore se la taper en lisant .... noir c'est noir ! il n'y a plus d'espoir !...
Alors que lire des histoires qui se sont passées hier, d'autres qui participent du rêve et de la fiction, nous font toucher du doigt les choses qui ont amené des peuples où ils en sont maintenant, nous apprennent le monde ... J'aime bien diversifier. Les livres qui sortent depuis quelque temps, baignent dans une réalité sombre, relient au quotidien, même s'ils nous font réfléchir, moi j'ai besoin d'espace, de respiration, pour supporter la vie.

Ysandre a écrit:

Les livres qui sortent depuis quelque temps, baignent dans une réalité sombre, relient au quotidien, même s'ils nous font réfléchir, moi j'ai besoin d'espace, de respiration, pour supporter la vie.

Je te comprends Ysandre. Cependant, de temps en temps j'ai l'impression qu'on sort d'un cycle littéraire "noir" et qu'on évolue -lentement, certes- vers plus de "lumière" ou de post-humanisme, la persistance de la crise aidant...En France, je pense par exemple au beau Sermon sur la chute de Rome de Ferrari.