Mercredi soir, Didier Comès, le créateur de «Silence», élu meilleur album de l’année en 1980, s’est éteint à 71 ans. Monument des années «A Suivre» et du roman graphique belge, l’artiste laisse derrière lui une dizaine de livres à peine mais sa griffe a profondément marqué l’histoire contemporaine de la bande dessinée.
Didier Comès est né à Sourbrodt, un village perdu dans les collines du sud-est de la Belgique. Dessinateur et percussionniste de jazz, il signe ses débuts en 1969 dans Le Soir Jeunesse , puis dans l’édition belge du magazine Pilote et le journal Spirou. Son premier album, Le Dieu vivant, une aventure fantastique d’Ergün L’Errant, est publié en 1973. Trois ans plus tard, il dessine les cauchemars oniriques d’un soldat allemand dans les tranchées de L’ombre du corbeau pour le journal Tintin.
Mais c’est la nouvelle revue de bande dessinée A Suivre de Casterman qui consacre son talent hors norme en 1979, avec le roman graphique en noir et blanc de Silence. Didier Comès abandonne la couleur pour s’inscrire dans la lignée des légendes du clair obscur : Milton Caniff, l’auteur de Terry et les Pirates, et Hugo Pratt, le créateur de Corto Maltese.
Suivront les albums précieux de La Belette, Eva, L’Arbre-Coeur , Iris, La Maison où rêvent les arbres, Les Larmes du tigre et enfin Dix de Der, en 2006. Didier Comès a peu produit en trente ans de carrière mais la qualité de son oeuvre a suffi à l’imposer comme l’un des plus grands auteurs de la bande dessinée belge contemporaine. Le Festival international d’Angoulême ne s’y était pas trompé en lui réservant, il y a deux mois, une ovation debout lors de sa dernière apparition publique.
Révélé dans le chaudron créatif de la revue A Suivre des éditions Casterman, au milieu des années 1970, Didier Comès était le sorcier belge du noir et blanc. L’artiste vivait dans le décor de ses romans graphiques, à La Reid, sur la Route des légendes, au Pays des sources, dans l’Ardenne bleue. Ce géant discret nous avait ouvert la porte de sa maison de contes, en 2012, pour nous parler des mystères de ses créations, à l’occasion de la première rétrospective de sa carrière présentée au Musée des Beaux-Arts de Liège puis au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. En hommage à l’immense créateur qu’il a été, nous vous proposons de redécouvrir aujourd’hui cette interview testament dans son intégralité.
Vous avez publié vos premiers dessins dans Le Soir Jeunesse. Ce fut le vrai déclic de votre carrière ?
J’ai débuté très tard dans la bande dessinée, après avoir été dessinateur industriel pendant dix ans. J’ai été présenté au rédacteur en chef du « Soir Jeunesse » par des amis. Il m’a engagé pour créer des petits gags, que l’on peut voir au début de l’exposition. J’étais très attiré par l’humour anglo-saxon. Mais j’étais déjà un peu en marge. Je me souviens d’une planche où un de mes petits personnages rentrait à la maison avec une boule de neige qui lui fondait dans sa main. Il y a eu des courriers de lecteurs pour dire que c’était choquant ! Mais ce sont ces dessins dans « Le Soir Jeunesse » qui m’ont permis d’être remarqué par un éditeur pour lequel j’ai créé mon premier album, « Ergün l’Errant »…
Votre dessin était en décalage avec les écoles belges de Tintin ou de Spirou. Vous n’aviez pas de modèles ?
Nous en avons tous : un auteur qui n’admire pas le travail des autres est un auteur mort ! J’étais fasciné par l’efficacité d’Hergé et le côté limpide de son dessin. Mais mon grand frère s’appelait Hugo Pratt. Il m’a appris à utiliser le silence dans la bande dessinée avec cette vignette des « Scorpions du désert », où une jeune fille demande au lieutenant Koïnsky ce qu’elle peut faire pour le remercier de lui avoir sauvé la vie. Koïnsky la regarde sans un mot et tout le monde comprend ce qu’il lui dit. Pratt, c’était ça et il m’a transmis un peu de sa force, celle de l’image qui n’a pas besoin de texte !
Dans votre univers fantastique, la guerre fait souvent irruption comme pour nous rappeler que nous restons mortels. Vous êtes trop jeune pour l’avoir faite mais elle semble vous avoir marqué…
Je suis né en 1943 dans la partie de la Belgique annexée par les Allemands. Toute mon enfance, je n’ai entendu parler que de guerre. Mon propre père avait été réquisitionné en 1942 pour rejoindre les rangs de l’armée allemande. On m’avait prénommé Dieter car il fallait porter un prénom allemand. Après la Libération, mon institutrice a transformé tous les prénoms de la classe et je suis devenu Didier. Là où je suis né, le sujet reste tabou. Les gens sont toujours en quête d’identité. Pour ma part, je suis devenu farouchement antimilitariste et antifasciste et ça transparaît dans mes albums.
Toute votre oeuvre est marquée par la présence de personnages anormaux, handicapés, monstrueux mais souvent plus attachants et lucides sur la vie que les gens « normaux ». Comment faut-il lire leur présence dérangeante ?
Plusieurs fois dans ma vie, j’ai côtoyé des gens autistes ou handicapés et j’ai vu leur richesse. Je me sentais proche d’eux. Le contenu de l’album « Silence » est vrai à 80 %. Le nain de cette histoire, je l’avais découvert dans une fête de village où les gens le forçaient à boire pour mieux le ridiculiser. Ce sont toutes des petites choses de ce genre mises bout à bout qui ont fait « Silence ». C’est le reflet de ma vision de la vie. Je ne me sens pas taillé pour les héros ni les archétypes. Je dois exprimer ce que je ressens. J’aime la recherche de la vérité, de la tolérance et de la compassion.
Avec onze albums en quarante ans, vous n’êtes pas un auteur prolixe. Parmi les autres géants de la bande dessinée belge, hormis Jacobs et Cuvelier, personne n’a signé aussi peu d’albums. Vous êtes timide ?
Non, je suis un laborieux. Il n’y a pas que la main dans le dessin. La démarche de création dépend aussi du mental et la motivation m’a manqué ces dernières années. Il me faut une muse. Depuis le décès de mon épouse, j’ai été éprouvé physiquement et psychiquement. Je ne croyais plus à rien.
Vous vivez loin de tout, sans voiture. Cette grande exposition à Liège et les rééditions de vos albums par Casterman, c’est important pour vous ?
J’hésite entre l’hommage et l’enterrement ! Je considère la bande dessinée comme une expression spontanée. Je n’ai jamais voulu analyser mon oeuvre. Je suis avant tout un conteur et je ne me considère pas comme un grand dessinateur. Je trouve toujours dommage qu’un livre ne puisse plus être lu, donc je suis content de ces rééditions. En ce qui concerne l’exposition, je ne suis pas un amateur des alignements deoriginales mais je me réjouis de voir mes dessins confrontés aux bronzes animaliers de Frank Pé et aux objets du cabinet de curiosité de Claude Renard : deux artistes que j’admire énormément. Je n’ai pas encore vu le résultat : ce sera une surprise pour moi comme pour le public !
Journal "Le soir".