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| | Aragon | |
| | Auteur | Message |
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Moon Animation
Nombre de messages : 8306 Age : 34 Localisation : Seattle Date d'inscription : 16/12/2006
| Sujet: Aragon Lun 26 Oct 2009, 10:23 | |
| Pas de fil sur Louis Aragon romancier ce qui est bien dommage. Pour ma part j'ai vraiment adoré Aurélien.
Dernière édition par Moon le Dim 06 Fév 2011, 17:26, édité 1 fois | |
| | | rotko pilier
Nombre de messages : 69282 Date d'inscription : 26/12/2005
| Sujet: Re: Aragon Lun 26 Oct 2009, 11:01 | |
| j'ai aussi lu avec interêt Aurelien qui m' a été offert. En revanche les cloches de Bâle m'avait paru assez froid. Mais c'est à prendre avec précaution, cette impression passée. j'oubliais, fou que je suis ! la semaine Sainte, un livre merveilleux avec le peintre Gericault | |
| | | poeme pilier
Nombre de messages : 1290 Age : 50 Date d'inscription : 26/10/2009
| Sujet: aragon Lun 26 Oct 2009, 14:19 | |
| moi aussi j'ai adore Aurelien.
il est tres difficile d'en parler car Aragon mele toutes les donnees aussi bien historiques litteraires et personnelles! Ce roman, je pense, retrace la vie de l'auteur, les differents courants litteraires notamment la peinture moderne avec zamora. Et aussi la vision de l'amour d'aragon avec le goût de l'absolu de berenice . Il y a un roman magnifique d'aragon mais tres difficile a suivre si on ne connait pas la biographie de l'auteur, c'est la mise a mort qui relate la destruction du communisme d'une part et de l'amour lié à la revolution d'autre part.
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| | | rotko pilier
Nombre de messages : 69282 Date d'inscription : 26/12/2005
| Sujet: Aragon Lun 26 Oct 2009, 16:33 | |
| j'ai chez moi la mise à mort, mais je ne l'ai pas lu. J'ai vu que tu demandais parfois si on était d'accord avec toi, ne t'inquiète pas, il m'arrive comme à d'autres d'être minoritaire, ça ne fait rien, le forum n'est pas une secte avec pensée unique : chacun dit ce qu'il pense, ce qu'il ressent, on pratique la liberté d'opinion. | |
| | | Moon Animation
Nombre de messages : 8306 Age : 34 Localisation : Seattle Date d'inscription : 16/12/2006
| Sujet: Aragon Dim 06 Fév 2011, 14:04 | |
| Aragon n'a même pas de fil en littérature française ! A vrai dire cela correspond assez bien à l'image que l'on a de lui: reconnu pour sa poésie, blâmé pour ses opinions politiques, et oublié pour ses romans. Pourtant s'il y a bien une facette d'Aragon que je retiendrais, c'est celle du romancier. Je n'ai pas envie de parler longuement d' Aurélien, non parce que ce roman n'a pas d'intérêt ou ne m'a pas marqué, mais bien au contraire car ma lecture en fut bouleversante. La poésie d'Aragon impreigne ses romans: la langue y est magnifique ! Son engagement politique lui fait porter un regard acéré sur le début du XXème siècle et les différents évènements culturels et politiques qui influencent la vie de ses personnages. Dans Aurélien, c'est le bois de Boulogne et ses promenades, c'est Picasso, les dadaïstes, Cocteau. Bref les années folles. Mais c'est surtout le spleen d'Aurélien, le goût de l'absolu de Bérénice et leur quête amoureuse. Aurélien est le quatrième volume du cycle du monde réel, le plus connu. Le troisième volume est ma dernière lecture: Les voyageurs de l'impériale.
Dernière édition par Moon le Lun 04 Avr 2011, 09:52, édité 3 fois | |
| | | Moon Animation
Nombre de messages : 8306 Age : 34 Localisation : Seattle Date d'inscription : 16/12/2006
| Sujet: Re: Aragon Dim 06 Fév 2011, 14:07 | |
| J'ai dévoré Les voyageurs de l'impériale, que j'ai lu dans cette vieille édition de poche, avec ses pages jaunies et sa couverture déchirée. Une merveille ! Aragon lui-même a reproché à son roman d'être mal construit, et il est vrai que les trois parties s'enchaînent bizarrement et forment une drôle de construction, un peu irrégulière et cabossée. Cependant, cela n'enlève rien au charme et à la force de ce récit qui traverse la fin du XIXème (des années 1880 à la première guerre mondiale) évoquant au passage les grands évènements de l'époque: L'exposition universelle (1889), Le scandale du Panama (1889), l'affaire Dreyfus, Fachoda (1898), Agadir (1911), l'assassinat de François-Ferdinand (1914) ainsi que les grands noms de la peinture de la fin du XIXème (Monet etc...). La première partie retrace brièvement la vie d'un couple de bourgeois provinciaux Pierre et Paulette Mercadier jusqu'à l'été 1897. Pierre Mercadier est professeur d'histoire dans l'enseignement secondaire. Il a hérité d'une fortune conséquente, lui permettant d'épouser Paulette d'Ambérieux issue de la petite noblesse et dont le père était préfet de police (comme le fut quelques mois celui d'Aragon). On comprend assez rapidement que Paulette est une sotte, Pierre un faible et qu'ils sont tous deux horriblement égocentriques. Pierre revendique d'ailleurs vivement sa marginalité et son désintérêt de la vie politique. Seulement alors que Paulette convoite, Pierre lui, pense... et développe une caricature de philosophie. Pierre est fasciné par l'argent, non à cause des biens matériels qu'il peut procurer, mais d'une manière plus détachée, par sa capacité à fluctuer : il joue d'ailleurs à la bourse, où il perd une partie de sa fortune dans le scandale du Panama, et tente d'écrire un essai historique sur Law (l'inventeur du papier monnaie au début du XVIIIe siècle). Rapidement sa vie lui devient insupportable: son métier lui pèse, il n'aime pas sa femme et ses enfants lui sont indifférents. Pierre n'est pas l'évocation du bourgeois typique de la fin du XIXème siècle, satisfait par sa vie de famille, par son commerce etc... Il est lui aussi une incarnation du mal du siècle. Tout bascule lors du "bel été", passé chez l'oncle de Paulette. Des étrangers (de Lyon) ont loué une partie du château, entraînant un bouleversement profond dans la vie des personnages. Pierre découvre, en même temps que son fils Pascal, la sensualité et le désir. Je ne voudrais pas en dire trop. La seconde partie et la troisième partie relatent les conséquences d'une décision radicale prise par Pierre Mercadier. Aragon descend au plus profond de l'âme humaine et en extrait les comportements les plus égoïstes. Les voyageurs de l'impériale est un roman cruel, noir et pessimiste qui évoque l'irresponsabilité de l'homme comme du citoyen (l'aveuglement des différents personnages en matière politique est frappant), le rejet du carcan traditionnel, la déception et la vieillesse. Ce que j'ai trouvé absolument extraordinaire dans ce récit, c'est la capacité d'Aragon de nous amener à blâmer des comportements tout en les comprenants. C'est aussi sa faculté à nous montrer l'horreur et la grandeur d'une même action, la crasse au milieu d'un mon monde comme il faut, la beauté horrifiante au milieu d'un monde repoussant. Les voyageurs de l'impériale est une oeuvre qui dépeint la médiocrité et la bassesse de manière sublime, bref de la pure poésie. | |
| | | Natalia pilier
Nombre de messages : 9409 Age : 58 Localisation : Nantes Date d'inscription : 10/01/2011
| Sujet: Re: Aragon Mar 08 Fév 2011, 12:00 | |
| Connaîtrais-tu ce roman Un paysan à Paris ? Mon père m'avait dit de le lire ce que je n'ai pas fait, bien qu'il soit dans mes cartons. En tous cas tu me donnes envie de mieux connaître le romancier et pour çà un grand merci. | |
| | | rotko pilier
Nombre de messages : 69282 Date d'inscription : 26/12/2005
| Sujet: Re: Aragon Mar 08 Fév 2011, 12:10 | |
| Il est chez Folio
Le Paysan de Paris est né d'un sentiment inédit du paysage parisien. Comme un paysan ouvrant à tout de grands yeux, le poète nous apprend à voir d'un regard neuf les passages, les boutiques des coiffeurs à bustes de cire, les bains, les immeubles les plus ordinaires, les affiches, les extraits de journaux, semblables aux collages des peintres.
Deux morceaux célèbres du livre, Le Passage de l'Opéra et Le Sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont donnent l'éveil à « la lumière moderne de l'insolite ».
Deux autres textes essentiels du Paysan de Paris : Préface à une mythologie moderne et Le Songe du paysan, en sont à la fois l'introduction et la conclusion, le point de départ et le point d'arrivée d'une pensée prise dans sa variation. | |
| | | Moon Animation
Nombre de messages : 8306 Age : 34 Localisation : Seattle Date d'inscription : 16/12/2006
| Sujet: Re: Aragon Mar 08 Fév 2011, 13:11 | |
| - Natalia a écrit:
- Connaîtrais-tu ce roman Un paysan à Paris ? Mon père m'avait dit de le lire ce que je n'ai pas fait, bien qu'il soit dans mes cartons.
Non, je ne l'ai pas encore lu. Mais c'est sans doute très différent du reste de son oeuvre romanesque. Le paysan de Paris est un roman surréaliste, alors qu'avec le cycle du monde réel Aragon revient au réalisme. La préface des Cloches de Bâle, écrite par Aragon lui-même (trouvée en ligne sur le site de l'express, je n'ai pas vérifié s'il manque des passages), évoque ce tournant. - Citation :
- Je n'ai pas mémoire de comment je sortis de la forêt. J'en puis donner idée, raconter ces années, les épisodes, les voyages, les colères, les querelles, les ruptures: tout cela, c'est l'anecdote. Ce qu'il faudrait patiemment retrouver en moi, c'est le cheminement profond, le dessin qui se reforme quand l'eau cesse d'être agitée où l'homme se mire. Moins peut-être qu'une décision d'écrire ainsi plutôt qu'à la façon d'hier, c'est à la faveur de cette tempête autour de moi, avec les branches qui s'écartent, retrouver en soi ce que tant d'années on avait évité de voir; c'est comme après un incendie les semences oubliées dans la terre qui ne porte plus le poids de l'ombre, et des plantes naissent où les arbres ne sont plus. J'avais volontairement pendant toutes ces années de ma jeunesse refusé, au point de les croire mortes, ces pensées enfouies, voici qu'elles réapparaissaient au jour...
- Spoiler:
Pendant plusieurs années, le divorce de la pensée et de l'écriture, de ce qui se formait en moi et du métier de le dire, m'avait limité à des expériences dont je cassais à chaque fois la misérable éprouvette. Dans ce temps où l'on dit bien sommairement que je n'écrivais plus, et je l'ai laissé dire pour simplifier, j'ai terriblement écrit, déchiré, jeté. Fixer la pensée avec des mots m'est naturel comme respirer. Si je ne le fais pas, je meurs, j'asphyxie. S'en satisfaire est autre chose. Je ne m'en satisfaisais pas. C'est l'époque des textes de passage. Ils tiennent au passé, ils vont vers l'avenir, et leur plaie est de constamment essayer justifier demain par hier. Il s'était levé en moi, ou plutôt il s'était dévoilé en moi quelque chose qui ressemblait à une conception du Bien. Par une dérision singulière, je m'en excusais, je voulais m'en excuser, par ce que j'écrivais à cette lumière, montrant que cette lumière n'était pas moins belle que la lumière ancienne, la lumière noire où je m'étais complu. Cela pourrait passer pour enfantillage, n'était que je n'étais plus un enfant, n'était la douleur. On ne retrouvera jamais, je n'ai plus ces feuilles, les témoins en sont dispersés, disparus, ce que j'ai même alors publié sous un tas de noms, dans de petits journaux politiques, des manières de poèmes, des proses qui se donnaient air de fables... Tant mieux ou tant pis. C'était une quête à tâtons de moi-même. J'ignorais encore le commun dénominateur de ces écrits disparates. Un jour vint que j'osai penser le nom de la chose: et j'écrivis le mot réalisme. Mais de là à... Il paraît que la fonction crée l'organe. La conscience que crée-t-elle? C'était déjà beaucoup que d'avoir compris le sens de ce qui m'habitait. Je relisais avec étonnement ce que j'avais écrit avant que cette conscience me vînt et je découvrais qu'en fait, sous les grands ombrages où je m'étais complu, depuis longtemps se débattait la volonté secrète du réel qui demande à prendre corps. Peut-être que, dans les procès d'intention qu'avaient constamment instruits contre moi, au jour le jour, d'abord de crainte que je me perde, mes anciens amis, mes compagnons d'expérience, et qui m'avaient toujours semblé folie, y avait-il plus de raison fondée que je ne l'avais jamais imaginé. Peut-être que ces déclarations violentes dont je couvrais, en fait pour eux, - l'amitié est une forme très mystérieuse de la philosophie chez l'homme jeune, - dont je couvrais mes imprudences, peut-être que ces violences, comme des coups de barre pour redresser la marche du navire, trahissaient un divorce ignoré de moi-même. On ne voit plus aujourd'hui que l'excès, dans ces écrits d'avant la trentaine, il faudrait comprendre intimement les raisons de la démesure: le drame est sans aucun doute bien antérieur aux scènes jouées. Et dans les actes de la pièce, où le protagoniste ignore encore sa passion, on le voit se liguer contre lui-même, il n'en sait rien, avec ceux dont il est solidaire. Je ne reprendrai pas ce chemin pas à pas. On sait d'où je viens. L'important, c'est où j'arrivai. La volonté de roman... c'est là une expression dont j'ai fait souvent usage, mais non par commodité. Ce qu'elle désigne, c'est ce que je retrouve, reprenant mes textes anciens, même ceux qui semblent le plus s'en écarter. C'est la tentation longue, dans tout ce que j'écris, dont il faudrait peut-être retracer l'histoire. Si l'on inscrit par exemple, par un exemple à quoi me borner, Le paysan de Paris au compte du surréalisme, il faut bien reconnaître, à comparer ce livre à ce que les autres surréalistes écrivaient, qu'il tire de la réalité ses racines, que sa raison d'être est la description. Quand se brisèrent les liens entre les surréalistes et moi, je l'ignorais, c'était en moi le réalisme qui revendiquait ses droits. (Ce poème médiocre Front rouge à propos duquel ils feignirent de prendre feu en est la grossière image première, ici se fait le retournement de l'écriture, l'aveu même de son point de départ dans la réalité extérieure, et c'est aujourd'hui où je juge sévèrement ces vers, en particulier pour l'image approchée qu'ils constituent, le goût de l'excès, l'abus des mots qui tient plus à ceux-ci dont je me séparais qu'à ceux-là que je rejoignais, c'est aujourd'hui que je comprends le mérite de cette démarche gauche, et claudicante, de cet acte, mal situé, de ce geste incomplet, qu'on avait beau jeu de me reprocher. Quelle ingénuité de ma part! Croire tout changer par quelques pages... mais aujourd'hui je la trouve belle, cette ingénuité-là, belle comme l'illusion, et quand on n'entend pas dans ce mot que le dérisoire, l'illusoire, tout de même, on peut se rendre à soi-même cette justice du courage inconscient.) Pourquoi la décision réaliste, la conscience du réel fondent-elles la nécessité du roman? Tout roman n'est pas réaliste. Mais tout roman fait appel en la croyance du monde tel qu'il est, même pour s'y opposer. Le roman, et peut-être à le maudire y avait-il cohérence à qui n'en voulait accepter les conséquences et le bien-fondé, le roman est une machine inventée par l'homme pour l'appréhension du réel dans sa complexité. Qu'on ait ensuite perverti la machine est une autre affaire. A chaque génération, il y a des esprits qui se spécialisent dans le «désespoir du roman», si j'ose dire. Cela dure depuis le Moyen Age, mes compagnons ne faisaient que reprendre la démarche qui, au nom de la religion ou au nom de l'art de siècle en siècle, condamna les histoires contées. Mais si Cervantès bafouait le roman de chevalerie ou Stendhal le roman pour femme de chambre, il en sortait Don Quichotte et Julien Sorel. Prétendre que c'en est fini ou que cela va en finir du roman, c'est vouloir considérer la réalité humaine comme fixée, immuable. Il y aura toujours des romans parce que la vie des hommes changera toujours, et qu'elle exigera donc des hommes à venir qu'ils s'expliquent ces changements, car c'est une nécessité impérieuse pour l'homme de faire le point dans un monde toujours variant, de comprendre la loi de cette variation: au moins, s'il veut demeurer l'être humain, dont il a, au fur et à mesure que sa condition se complique, une idée toujours plus haute et plus complexe. L'extraordinaire du roman, c'est que pour comprendre le réel objectif, il invente d'inventer. Ce qui est menti dans le roman libère l'écrivain, lui permet de montrer le réel dans sa nudité. Ce qui est menti dans le roman est l'ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière. Ce qui est menti dans le roman sert de substratum à la vérité. On ne se passera jamais du roman, pour cette raison que la vérité fera toujours peur, et que le mensonge romanesque est le seul moyen de tourner l'épouvante des ignorantins dans le domaine propre au romancier. Le roman, c'est la clef des chambres interdites de notre maison. Les prophètes qui annoncent un monde sans romans pour demain ou après-demain imaginent-ils ce que cela serait, un monde sans romans? Je les en défie bien. En tout cas, ce sont des briseurs de machines. Ils rêvent d'en revenir à l'ignorance romanesque, d'anéantir ce moyen de connaissance qu'est le roman, de faire comme s'il n'avait jamais été. Supposons un instant que cette démarche antiphilosophique soit possible, et même que par je ne sais quelle conspiration, quelle conjuration de forces, elle puisse se poursuivre un laps de temps tel qu'on oublie vraiment le roman, un siècle peut-être, que se passerait-il ensuite? On réinventerait le roman, voilà tout. C'est un peu ce qui m'est arrivé au début des années trente. Histoire comique, à ma petite échelle. Comment m'est-il venu à l'esprit d'écrire Les cloches de Bâle, précisément Les cloches de Bâle, et rien d'autre, pourquoi ai-je choisi cette histoire-là et pas une autre, à ce moment de ma vie, cela n'est pas facile à comprendre ni à expliquer. J'ai beau chercher, fouiller mes souvenirs, le mécanisme vrai m'en échappe. Il y a là pour moi-même mystère. Mais on ne peut rien d'autre contre le mystère que de le nier, que de faire comme s'il n'existait pas. Ce que je pense ou puis dire, écrire, de ce mécanisme, de comment il a joué, m'est aussitôt suspect. Je sais bien que je ne puis dépasser les apparences de ma mémoire. Est-ce une raison pour les rejeter?
Il y avait ma vie, notre vie. Je n'étais plus seul, mais précisément le manque-à-gagner de ce que je pouvais écrire m'en était plus sensible. Le temps vint où je ne supportai plus d'écrire une page, puis de l'arracher, la chiffonner. Ce n'était ainsi que pour moi que la page suivante se trouvait la suivante, cela ne correspondait plus, ce monologue sans cesse qui oublie son point de départ, au dialogue de fait qui était notre vie. J'avais impatience de te parler, d'ouvrir une sorte de discours vers toi, une route à ce que je ne pouvais directement dire par les petites phrases de la conversation quotidienne. J'avais cessé de me justifier par rapport à mon passé, mes amis. Tu étais devenue le seul témoin, la seule pierre de touche de ma pensée. Il fallait qu'elle prît forme d'une confidence à quoi mesurer ces changements en moi, qu'elle prît consistance d'une pierre que tu aimerais poser devant toi sur la table, que ta main pût caresser, ta réflexion... à quoi tu reviennes... Tout cela, ces désirs, bien confus encore, car je ne comprenais pas alors qu'il fût possible qu'une femme allait pour moi résumer tous les rapports humains, les éclairer, que par elle je ferais désormais expérience de ce qui vaut ou ne vaut point. Bien entendu, d'abord, il me fallait abolir une certaine distance entre nous, artificielle me semblait-il, le fait que je tenais encore à une réalité ancienne, ma vie d'avant, les années sans toi, que tu ignorais. Il ne suffisait pas de te raconter discursivement mon histoire: c'était un monde, un monde pour une grande part aboli, où j'étais né, j'avais grandi, dont je voulais te communiquer connaissance. Ceci explique pourquoi la volonté de roman s'empara de moi, et l'époque où ce roman dont je n'avais pas la moindre idée, le moindre plan, projet, préjugé, se situe tout naturellement. Tout cela me paraît facile à dire après coup. Alors je n'en savais rien. Je griffonnais ici et là, ceci, cela. Un jour, et je jure que c'était sans malice, sans croire même à une seconde phrase, j'écrivis, tout à fait comme si j'étais encore au temps de l'écriture automatique, une phrase, une première courte phrase, comme une provocation. Le type de phrase qu'il m'eût naguère encore paru inadmissible d'écrire. Tout ce qu'il y avait de conscient ici, c'était le caractère d'incipit de cette phrase: je l'imaginais dans une table des matières... Cela ne fit rire personne quand Guy appela M. Romanet papa... cela, je l'avoue me fit cependant rire de l'avoir écrit, de supposer qu'au-delà de ces mots-là s'enchaînait, s'articulait un livre épais, une histoire cohérente, un roman. Je n'avais aucune image ni de Guy, ni de M. Romanet, ni de leurs rapports familiaux. J'avais mis le pied sur la pente, je cherchai à m'expliquer les termes de l'incipit, et j'écrivis d'une haleine le paragraphe entier. Ce n'est qu'alors, ayant pénétré dans ce monde étranger à qui ne l'a pas connu des hôtels de bains de mer, dans la Normandie du XIXe siècle à son début, que je compris où j'allais: décrire pour toi ce décor des vacances, au temps préscolaire, une espèce de couleur donc à l'arrière-plan de ma vie, quelque chose que je ne pouvais autrement résumer que par des moyens d'invention. Dès le second paragraphe, des souvenirs entrent en scène, empruntés à plusieurs villégiatures. Port-Bail, Erquy, Donville... plages, tables d'hôte, les difficultés matérielles de ma mère pour payer ce séjour d'été... il fallait la multiplicité des baigneurs, familles, gens douteux, la vulgarité, le genre qu'on se donne, le désaxement social des vacances. Bien sûr, il y a là des hommes et des femmes dont la silhouette à panama, canotier, toilettes légères, surgissaient du souvenir, mais leurs rapports, comme d'un jeu de cartes sans cesse battu, n'avaient qu'un lointain reflet des rapports entre les originaux de ma mémoire. Tout ce premier chapitre qui semble écrit après coup, c'est-à-dire en connaissance de l'histoire qui le suit, a dû l'être en une ou deux heures au plus. Sans ratures, me semble-t-il. C'était simplement le la donné avant d'attaquer la musique. Diane allait se développer comme un thème, une fois celui-ci posé. Le thème était Diane, il suffisait de le renouer en réponse à l'incipit, dans l'incipit du second chapitre: Le mariage de Diane de Nettencourt et de M. Romanet ne se fit pas cet automne... pour déterminer cent quatre pages du roman. Qu'il y ait eu dans ma mémoire une manière de Diane, une manière de Guy, une manière de Colonel Dorsch... j'aurais mauvaise grâce à le nier. Mais le mystère est que cet emprunt fait à la réalité d'un monde que j'ai connu, ces ombres chinoises de ma mémoire transportées d'un mur sur un autre, ait donné naissance à toute l'histoire des Sabran, le suicide, inventions pures et simples, ce qu'on tiendra ici pour le roman même. Cela allait si vite à écrire que je me suis trouvé devant les faits acquis sans y avoir pensé. Un détail d'habillement, un parfum, un meuble, m'entraînait la main, l'histoire, me mettait devant l'irrémédiable. La fausse Diane de mon infidèle mémoire est devenue la vraie Diane du roman, impossible de retourner en arrière, de corriger. Ce qui peut passer pour emprunté à mon enfance n'est que le décor, le fond. Les gens, les êtres de chair, ont pris chair, humanité sur le papier. Ils se sont emparés de moi, au point qu'en une semaine tout Diane était écrit. Je te le lisais, par petits bouts, au fur et à mesure que c'était écrit, trop heureux de te montrer cette amorce d'une découverte, d'un changement, d'un espoir. Tu m'écoutais patiemment, bien que cette mosaïque en formation encore didn't make sens, ne prît point encore sens, ou te semblât peut-être au mieux décorative. Au bout de la semaine, le dernier bout du puzzle, si je me souviens bien, les chapitres X et XI, c'est-à-dire de l'entrevue Dorsch-Brunel à la fin de Diane, à la proposition que fait Wisner à Brunel d'entrer dans les services secrets, le dernier bout du puzzle s'accrochant devait pourtant déclencher ton jugement.
Ici se place l'incident auquel j'ai fait à plusieurs reprises allusion, qui marque la charnière intérieure dans Les cloches de mon aventure d'écrivain et qui explique l'étrange texture de ce roman. Quand j'eus fini ma lecture, tu gardas un assez long instant le silence, cela se passait rue Campagne-Première, je m'en souviens comme si j'y étais. J'eus le temps de penser plusieurs choses. Puis tu me dis, très simplement: Et tu vas continuer longtemps comme ça? ... Cette petite phrase, plus que le commentaire qui la suivit, explique la brusque rupture du roman après cent pages, et son nouveau départ. Elle explique la construction si peu classique des Cloches, comme de personnages juxtaposés, qui ne semblent liés que par le contexte historique de l'avant-guerre de 1897 à novembre 1912. [...] Mais il n'y a sans doute que moi pour savoir qu'au-delà de la page 113, et de cette petite phrase de toi, en réalité les trois cents pages qui suivent ont été écrites pour justifier à tes yeux les cent premières. Si bien que je pourrais même jurer aujourd'hui que j'avais écrit chaque mot de ces cent-là, c'est-à-dire de Diane, en sachant parfaitement où j'allais, comme un point de départ vers toutes les phrases des trois cents dernières, que j'avais tracé les amorces de ce qui finalement a été Les cloches de Bâle, dès leur début. Et vous croiriez ce mensonge pleinement. Vous ne sauriez pas qu'en réalité ce roman a été une conversation avec Elsa, un plaidoyer pour moi devant Elsa, une justification de l'homme et de l'écrivain devant la femme qu'il aimait, qu'il aime, et devant laquelle il n'a jamais cessé d'éprouver le besoin de cette justification perpétuelle. J'imagine qu'il y aura pas mal de gens pour hausser les épaules. Qu'est-ce que c'est qu'un homme qui doit se justifier devant une femme? Précisément, c'est l'auteur des Cloches de Bâle, avec le sens que ce roman a pris, et que ses dernières pages révèlent à qui ne l'aurait pas suffisamment aperçu dans le roman même, en prenant brusquement le ton du manifeste, de la morale. Qu'on ne s'y trompe pas: dans l'écriture même d'une histoire commencée par hasard, sans la moindre perspective consciente, à partir d'une phrase qui relevait de l'humour, d'un premier développement qui avait caractère d'exercice de style, de gymnastique du langage, ce qui était en jeu était toute ma vie, le sens de ma vie, et tant pis pour ceux qui trouveront cette gravité-là bouffonne, ayant sans doute mépris des histoires qui ont une morale. Le mauvais goût qui me caractérise éclatait sans doute dans la dédicace: A Elsa Triolet sans qui je me serais tu... On sait assez qu'en ce domaine je fais figure de récidiviste, et j'écris ceci peu de temps après Le fou d'Elsa, dont toute la chair est l'enfant de cette minute entre nous, à la fin de Diane, quand Elsa m'a dit: Et tu vas continuer longtemps comme ça? Ce n'est pas manière de parler, je n'ai pas été le seul à remarquer que Le fou, c'est la promesse tenue, qui fut faite aux dernières lignes des Cloches. Cette dédicace... Un ami que j'ai eu en ce temps-là, l'écrivain polonais Bruno Jasienski, et je ne puis penser à lui sans tristesse, à sa fin tragique, quels temps cruels nous avons traversés! ... Bruno me disait tenant dans ses mains le livre de chez Denoël que je lui avais apporté à Moscou, ouvert à la page de la dédicace, branlant la tête avec un air de perplexité: «Je n'aime pas ça... ces mots ont une fâcheuse odeur de suicide... il est impossible de ne pas voir que tu as écrit sans qui je me serais tu, et que tu as pensé tué...» En quoi il avait bien raison, mais je ne partageais pas, voilà tout, cette pudeur, ou comment fallait-il l'appeler? devant la mort volontaire, l'allusion à une possible mort volontaire. Stendhal quelque part s'élève contre le cant anglais, qui rejette comme de mauvais goût la peinture des mœurs de la Renaissance italienne: nous avons de nos jours devant bien des réalités notre cant international. Et donc je ne me suis pas tu, depuis 1934. Ai-je eu tort? Salut à vous, ricaneurs! Une certaine logique veut que ceci soit dit où, comme nos vies, Elsa, nos écrits se croisent. Nous ne pouvions imaginer qu'il en serait ainsi, rue Campagne-Première, quand tu m'as dit... Eh bien, c'est là que tout a commencé. - Citation :
- En tous cas tu me donnes envie de mieux connaître le romancier et pour çà un grand merci.
J'en suis plus que ravie. | |
| | | Moon Animation
Nombre de messages : 8306 Age : 34 Localisation : Seattle Date d'inscription : 16/12/2006
| Sujet: Re: Aragon Mar 08 Fév 2011, 13:17 | |
| J'en profite pour remettre ici, ce superbe texte d'Aragon sur Pierrot le fou! Et pour faire le lien avec le fil sur Godard. "QU'EST-CE QUE L'ART, JEAN-LUC GODARD ?" Qu'est-ce que l'art ? Je suis aux prises de cette interrogation depuis que j'ai vu le Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, où le Sphinx Belmondo pose à un producer américain la question : Qu'est-ce que le cinéma. Il y a une chose dont je suis sûr, aussi, puis-je commencer tout ceci devant moi qui m'effraye par une assertion, au moins, comme un pilotis solide au milieu des marais : c'est que l'art d'aujourd'hui c'est Jean-Luc Godard. C'est peut-être pourquoi ses films, et particulièrement ce film, soulèvent l'injure et le mépris, et l'on se permet avec eux ce qu'on oserait jamais dire d'une production commerciale courante, on se permet avec leur auteur les mots qui dépassent la critique, on s'en prend à l'homme. L'Américain, dans Pierrot, dit du cinéma ce qu'il pourrait dire de la guerre du Vietnam, ou plus généralement de la guerre. Et cela sonne drôlement dans le contexte - l'extraordinaire moment du film où Belmondo et Anna Karina, pour faire leur matérielle, jouent devant une couple d'Américains et leurs matelots, quelque part sur la Côte, une pièce improvisée où lui est le neveu de l'oncle Sam et elle la nièce de l'oncle Ho... But it's damn good, damn good ! jubile le matelot à barbe rousse... parce que c'est un film en couleur, imaginez-vous. Je ne vais pas vous le raconter, comme tout le monde, ceci n'est pas un compte rendu. D'ailleurs ce film défie le compte rendu. Allez compter les petits sous d'un milliard ! Qu'est-ce que j'aurais dit, moi, si Belmondo ou Godard, m'avait demandé : Qu'est-ce que le cinéma ? J'aurais pris autrement la chose, par les personnes. Le cinéma, pour moi, cela a été d'abord Charlot, puis Renoir, Bunuel, et c'est aujourd'hui Godard. Voilà, c'est simple. On me dira que j'oublie Eisenstein et Antonioni. Vous vous trompez : je ne les oublie pas. Ni quelques autres. Mais ma question n'est pas du cinéma : elle est de l'art. Alors il faudrait répondre de même, d'un autre art, un art avec un autre, un long passé, pour le résumer à ce qu'il est devenu pour nous : je veux dire dans les temps modernes, un art moderne, la peinture par exemple. Pour le résumer par les personnes. La peinture au sens moderne, commence avec Géricault, Delacroix, Courbet, Manet. Puis son nom est multitude. A cause de ceux-là, à partir d'eux, contre eux, au-delà d'eux. Une floraison comme on n'en avait pas vue depuis l'Italie de la Renaissance. Pour se résumer entièrement dans un homme nommé Picasso. Ce qui, pour l'instant, me travaille, c'est ce temps des pionniers, par quoi on peut encore comparer le jeune cinéma à la peinture. Le jeu de dire qui est Renoir, qui est Bunuel, ne m'amuse pas. Mais Godard c'est Delacroix. - Spoiler:
D'abord par comment on l'accueille. A Venise, paraît-il. Je n'ai pas été à Venise, je ne fais pas partie des jurys qui distribuent les palmes et les oscars. J'ai vu, je me suis trouvé voir Pierrot le fou, c'est tout. Je ne parlerai pas des critiques. Qu'ils se déshonorent tout seuls ! Je ne vais pas les contredire. Il y en a pourtant qui ont été pris par la grandeur : Yvonne Baby, Chazal, Chapier, Cournot... Tout de même, je ne peux pas laisser passer comme ça l'extraordinaire article de Michel Cournot : non pas tant pour ce qu'il dit, un peu trop uniquement halluciné des reflets de la vie personnelle dans le film parce qu'il est comme tous, intoxiqué du cinéma vérité, et que moi je tiens pour le cinéma-mensonge. Mais, du moins, à la bonne heure ! voilà un homme qui perd pied quand il aime quelque chose. Et puis il sait écrire, excusez-moi, mais s'il n'en reste qu'un, à moi, ça m'importe. J'aime le langage, le merveilleux langage, le délire du langage : rien n'est plus rare que le langage de la passion, dans ce monde où nous vivons avec la peur d'être pris sans verd, qui remonte, faut croire, à la sortie de l'Eden, quand Adam et Eve s'aperçoivent nus avant l'invention de la feuille de vigne.
Qu'est-ce que je raconte ? Ah ! oui j'aime le langage et c'est pour ça que j'aime Godard qui est tout langage.
Non, ce n'est pas ça que je disais : je disais qu'on l'accueille comme Delacroix. Au salon de 1827, ce qui vaut bien Venise, Eugène, il avait accroché La mort de Sardanapale, qu'il appelait son Massacre n° 2 car c'était un peintre de massacres, et non un peintre de batailles, lui aussi. Il avait eu, dit-il, de nombreuses tribulations avec MM les très durs membres du jury. Quand il la voit au mur (ma croûte est placée le mieux du monde), à côté des tableaux des autres, cela lui fait, dit-il, l'effet d'une première représentation où tout le monde sifflerait. Cela avant que ça ait commencé. Un mois plus tard, il écrit à son ami Soulier :
Je suis ennuyé de tout ce Salon. Ils finiront par me persuader que j'ai fait un véritable fiasco ! Cependant, je n'en suis pas encore convaincu. Les uns disent que c'est une chute complète que La mort de Sardanapale est celle des romantiques, puisque romantiques il y a ; les autres comme ça, que je suis inganno, mais qu'ils aimeraient mieux se tromper ainsi, que d'avoir raison comme mille autres qui ont raison si on veut et qui sont damnables au nom de l'âme et de l'imagination. Donc je dis que ce sont tous des imbéciles, que ce tableau a des qualités et des défauts, et que s'il y a des choses que je désirerais mieux, il y en a pas mal d'autres que je m'estime heureux d'avoir faites et que je leur souhaite. Le Globe, c'est-à-dire M. Vitet, dit que quand un soldat imprudent tire sur ses amis comme sur ses ennemis, il faut le mettre hors les rangs. Il engage ce qu'il appelle la jeune Ecole à renoncer à toute alliance avec une perfide dépendance. Tant il y a que ceux qui me volent et vivent de ma substance crieraient haro plus fort que les autres. Tout cela fait pitié et ne mérite pas qu'on s'y arrête un moment qu'en ce que cela va droit à compromettre les intérêts tout matériels, c'est-à-dire the cash (l'argent)...
Rien ni le franglais n'a beaucoup changé depuis cent trente-huit ans. Il se trouve que j'avais été revoir La mort de Sardanapale il y a peu de temps. Quel tableau que ce "massacre" ! Personnellement, je le préfère de beaucoup à La liberté sur les barricades dont on me casse les pieds. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Il s'agit de ce que l'art de Delacroix ici ressemble à l'art de Godard dans Pierrot le fou. Ca ne vous saute pas aux yeux ? Je parle pour ceux qui ont vu le film. Cela ne leur saute pas aux yeux.
Pendant que j'assistais à la projection de Pierrot, j'avais oublié ce qu'il faut, paraît-il dire et penser de Godard. Qu'il a des tics, qu'il cite celui-ci et celui-ci là, qu'il nous fait la leçon, qu'il se croit ceci ou cela... enfin qu'il est insupportable, bavard, moralisateur (ou immoralisateur) : je ne voyais qu'une chose, une seule, et c'est que c'était beau. D'une beauté surhumaine. Physique jusque dans l'âme et l'imagination. Ce qu'on voit pendant deux heures est de cette beauté qui se suffit mal du mot beauté pour se définir : il faudrait dire de ce défilé d'images qu'il est, qu'elles sont simplement sublimes. Mais le lecteur d'aujourd'hui supporte mal le superlatif. Tant pis. je pense de ce film qu'il est d'une beauté sublime. C'est un mot qu'on emploie plus que pour les actrices et encore dans le langage des coulisses. Tant pis. Constamment d'une beauté sublime. Remarquez que je déteste les adjectifs.
C'est donc comme Sardanapale, un film en couleur. Au grand écran. Qui se distingue de tous les films en couleur par ce fait que l'emploi d'un moyen chez Godard a toujours un but, et comporte presque constamment sa critique. Il ne s'agit pas seulement du fait que c'est bien photographié, que les couleurs sont belles... C'est très bien photographié, les couleurs sont très belles. Il s'agit d'autre chose. Les couleurs sont celles du monde tel qu'il est, comment est-ce dit ? Il faudrait avoir bien retenu : Comme la vie est affreuse ! mais elle est toujours belle. Si c'est avec d'autres mots, cela revient au même. Mais Godard ne se suffit pas du monde tel qu'il est : par exemple, soudain, la vue est monochrome, toute rouge ou toute bleue comme pendant cette soirée mondaine, au début, qui est probablement le point de départ de l'irritation pour une certaine critique (ça me rappelle cette soirée aux Champs Elysées, à la première d'un ballet d'Elsa, musique de Jean Rivier, chorégraphie de Boris Kochno, décors de Brassaï, le réparateur de radios, avec le déchaînement de la salle, les sifflets à roulettes parce que l'on voyait danser les gens du monde dans une boîte de nuit, et qu'est-ce que vous voulez tout de suite, Tout Paris se sentait visé ! Pendant cette soirée-ci, le renoncement au polychromisme sans retour au blanc et noir signifie la réflexion de J.L. Godard en même temps sur le monde où il introduit Belmondo et sa réflexion technique sur ses moyens d'expression. D'autant que cela est presque immédiatement suivi d'un effet de couleur qui s'enchaîne sur une sorte de feu d'artifice, des éclatements de lumière qui vont se poursuivre sans justification possible dans le Paris nocturne où s'enflamme la passion du héros pour Anna Karina, sous la forme arbitraire de pastilles, de lunes colorées qui traversent en pluie le pare-brise de leur voiture, qui grêlent leur visage et leur vie d'un arbitraire comme un démenti au monde, comme l'entrée de l'arbitraire délibéré dans leur vie. La couleur, pour J. L. G, ça ne peut pas n'être que la possibilité de nous faire savoir si une fille a les yeux bleus ou de situer un monsieur par sa Légion d'honneur. Forcément, un film de lui qui a les possibilités de la couleur va nous montrer quelque chose qu'il était impossible de faire voir avec le noir et blanc, une sorte de voix qui ne peut retentir dans le muet de couleurs.
Dans la palette de Delacroix, les rouges, vermillon, rouge de Venise et laque rouge de Rome ou garance, jouant avec le blanc, le cobalt et le cadmium, est-ce de ma part une sorte particulière de daltonisme ? éclipsent pour moi les autres teintes, comme si celles-ci n'étaient mises là qu'afin d'être le fond de ceux-là. Ou faut-il rappeler le mot du peintre à Philarète Chasles, touchant Musset : C'est un poète qui n'a pas de couleur...etc. Moi, j'aime mieux les plaies béantes et la couleur vive du sang... Cette phrase qui m'est toujours restée me revenait naturellement à voir Pierrot le fou. Pas seulement pour le sang. Le rouge y chante comme une obsession. Comme chez Renoir, dont une maison provençale avec ses terrasses rappelle ici les Terrasses à Cagnes. Comme une dominante du monde moderne. A tel point qu'à la sortie je ne voyais rien d'autre de Paris que les rouges : disques de sens unique, Yeux multiples de l'on ne passe pas, filles en pantalons de cochenille, boutiques garance, autos écarlates, minium multiplié aux balcons des ravalements, carthame tendre des lèvres et des paroles du film, il ne me restait dans la mémoire que cette phrase que Godard a mise dans la bouche de Pierrot : Je ne peux pas voir le sang, mais qui, selon Godard, est de Federico Garcia Lorca, où ? qu'importe, par exemple dans La plainte pour la mort d'Ignacio Sanchez Mejias, je ne peux pas voir le sang, je ne peux pas voir, je ne peux, je ne. Tout le film n'est que cet immense sanglot, de ne pouvoir, de ne pas supporter voir, et de répandre, de devoir répandre le sang. Un sang garance, écarlate, vermillon, carmin, que sais-je ? Le sang des Massacres de Scio, le sang de La mort de Sardanapale, le sang de Juillet 1830, le sang de leurs enfants que vont répandre les trois Médée furieuse, celle de 1838 et celles de 1859 et 1862, tout le sang dont se barbouillent les lions et les tigres dans leurs combats avec les chevaux... Jamais il n'a tant coulé de sang à l'écran, de sang rouge, depuis le premier mort dans la chambre d'Anna-Marianne jusqu'au sien, jamais il n'y a eu à l'écran de sang aussi voyant que celui de l'accident d'auto, du nain tué avec des ciseaux et je ne sais plus, je ne peux pas voir le sang, Que ne quiero verla ! Et ce n'est pas Lorca mais la radio qui annonce froidement cent quinze maquisards tués au Vietnam... Là, c'est Marianne qui élève la voix : C'est pénible, hein, ce que c'est anonyme... On dit cent quinze maquisards, et ça n'évoque rien, alors que pourtant, chacun, c'étaient des hommes, et on ne sait pas qui c'est : s'ils aiment une femme, s'ils ont des enfants, s'ils aiment mieux aller au cinéma ou au théâtre. On ne sait rien. On dit juste cent quinze tués. C'est comme la photographie, ça m'a toujours fasciné... Ce sang qu'on ne voit pas, la couleur. On dirait que tout s'ordonne autour de cette couleur, merveilleusement.
Car personne ne sait mieux que Godard peindre l'ordre du désordre. Toujours. Dans Les carabiniers, Vivre sa vie, Bande à part, ici. Le désordre de notre monde est sa matière, à l'issue des villes modernes, luisantes de néon et de formica, dans les quartiers suburbains ou les arrière-cours, ce que personne ne voit jamais avec les yeux de l'art, les poutrelles tordues, les machines rouillées, les déchets, les boîtes de conserves, des filins d'acier, tout ce bidonville de notre vie sans quoi nous ne pourrions vivre, mais que nous nous arrangeons pour ne pas voir. Et de cela comme de l'accident et du meurtre il fait la beauté. L'ordre de ce qui ne peut en avoir, par définition. Et quand les amants jetés dans une confuse et tragique aventure ont fait disparaître leurs traces, avec leur auto explosée aux côtés d'une voiture accidentée, ils traversent la France du nord au sud, et il semble que pour effacer leurs pas, il leur faille encore, toujours, marcher dans l'eau, pour traverser ce fleuve qui pourrait être la Loire... plus tard dans ce lieu perdu de la Méditerranée où, tandis que Belmondo se met à écrire, Anna Karina se promène avec une rage désespérée d'un bout à l'autre de l'écran en répétant cette phrase comme un chant funèbre : Qu'est-ce que je peux faire ? Je ne peux rien faire... Qu'est-ce que je peux faire ? Je ne peux rien faire... A propos de la Loire...
Ce fleuve au moins, avec ses îlots et ses sables, j'ai pensé en le regardant que c'est celui qui passe dans le paysage à l'arrière de la Nature morte aux homards qui est au Louvre, que Delacroix a peinte, dit-on, à Beffes, dans le Cher près de la Charité-sur-Loire. Cet étrange arrangement (ou désordre) d'un lièvre, d'un faisan avec deux homards cuits vermillon sur le filet d'un carnier de chasse et un fusil devant le vaste paysage avec le fleuve et ses îles, on peut m'expliquer qu'il l'a fait pour un général habitant le Berry, il n'en demeure pas moins un singulier carnage, ce Massacre n° 2 bis, qui est à peu près contemporain de La mort de Sardanapale, et paraîtra aux côtés de ce tableau au Salon de 1827. C'était l'essai d'une technique nouvelle où la couleur est mélangée avec du vernis au copal. Toute la nature de Pierrot le fou est ainsi vernie avec je ne sais quel copal de 1965, qui fait que c'est comme pour la première fois que nous la voyons. Le certain est qu'il n'y a de précédent à La Nature morte aux homards, à cette rencontre d'un parapluie et d'une machine à coudre sur la table de dissection du paysage, comme il n'y a d'autre précédent que Lautréamont à Godard. Et je ne sais plus ce qui est le désordre, ce qui est l'ordre. Peut être que la folie de Pierrot, c'est qu'il est là à mettre dans le désordre de notre temps l'ordre stupéfiant de la passion. Peut-être. L'ordre désespéré de la passion (le désespoir, il est dans Pierrot dès le départ, le désespoir de ce mariage qu'il a fait, et la passion, le lyrisme, c'est la seule chance encore d'y échapper).
L'année où Eugène Delacroix brusquement, part pour le Maroc traversant la France par la neige et une gelée de chien... une bourrasque de vent et de pluie, 1832, il n'y avait pu avoir de Salon au Louvre à cause du choléra à Paris. Mais en mai, une exposition de bienfaisance remplace le Salon, où cinq toiles de petit format prêtées par un ami représentent l'absent. Trois d'entre elles semblent avoir été faites coup sur coup, et probablement en 1826 - 1827 : l'Etude de femme couchée (ou Femme aux bas blancs) qui est au Louvre, la Jeune femme caressant un perroquet qui est au Musée de Lyon et Le Duc de Bourgogne montrant le corps de sa maîtresse au Duc d'Orléans, qui est je ne sais où.
C'est dans le plein temps de sa liaison avec Mme Dalton, mais il est impossible de savoir qui sont au vrai les femmes nues de ces trois tableaux, si c'est la même. Sans doute, la Jeune femme au perroquet a-t-elle les paupières lourdes qu'on voit à la Dormeuse qui est, paraît-il, Mme Dalton. Mais ni l'une ni l'autre ne ressemblent au portrait de cette dame par Bonington. Dans le Journal d'Eugène, il passe beaucoup de jeunes femmes qui viennent poser, et à propos desquelles il inscrit dans son carnet une très particulière arithmétique. Quoi qu'il en soit, on tient Le Duc de B, etc.., pour la suite de ces deux études, et personne ne doute qu'il y ait coïncidence de strip-tease entre le tableau et la vie, Eugène pouvant bien être le Duc de Bourgogne et son ami Robert Soulier, le Duc d'Orleans. On sait comment Mme DALTON passa de l'un à l'autre. Mais la perversité du peintre n'est pas ici en question : dans Pierrot le fou c'est Belmondo qui joue avec un perroquet. Je ne dis tout ceci que pour montrer comment si je le voulais, moi aussi, je pourrais m'adonner au délire d'interprétation. Et d'ailleurs, n'est-ce pas là réponse à la question d'où j'étais parti ? L'art, c'est le délire d'interprétation de la vie.
Si je voulais aussi, j'aborderais J. L. G. par le rivage des peintres pour chercher origine à l'une des caractéristiques de son art dont on lui fait le plus reproche. La citation, comme disent les critiques, les collages comme j'ai proposé que cela s'appelle, et il m'a semblé voir, dans des interviews, que Godard avait repris ce terme. Les peintres ont les premiers usés du collage au sens où nous l'entendons, lui et moi, dès avant 1910 et leur emploi systématique par Braque et Picasso : il y a, par exemple, Watteau dont L'enseigne de Gersaint est un immense collage, où tous les tableaux au mur de la boutique et le portrait de Louis XIV par Hyacinthe Rigaut qu'on met en caisse sont cités comme on se plaît à dire. Chez Delacroix, il suffit d'un tableau de 1824, Milton et ses filles, pour trouver "la citation" en tant que procédé d'expression. Il y avait quelque provocation à prendre pour sujet de peinture un homme qui ne voit point afin de nous montrer sa pensée : l'aveugle pâle est assis dans un fauteuil appuyant sa main sur un tapis de table brodé, dont ses doigts palpent les couleurs devant un pot de fleurs qui lui échappe.
Mais au-dessous de ses deux filles assises sur des sièges bas, l'une prenant la dictée du Paradise lost, la seconde tenant un instrument de musique qui s'est tu, il y a une toile non encadrée au mur où l'on voit Adam et Eve fuyant le paradis perdu devant le geste de l'Ange qui les chasse sans verd, nus et honteux. C'est un collage destiné à nous apprendre l'invisible, la pensée de l'homme aux yeux vides. Le procédé ne s'est pas perdu depuis. Vous connaissez ce tableau de Seurat, Les Poseuses, où dans l'atelier du peintre trois femmes déshabillées, l'une à droite en train d'enlever des bas noirs, se trouvent à côté du grand tableau de La Grande Jatte, "cité" fort à propos pour que ceci soit autre chose que ce que nous appelons un strip-tease. Et Courbet, quand il fait collage de Baudelaire dans un coin de son Atelier, hein ? De même, dans Pierrot, Godard avant d'envoyer la lettre l'affranchit d'un Raymond Devos : comme il avait fait du philosophe dans Vivre sa vie, Brice Parain. Ce ne sont pas là des personnages de roman, ce sont des pancartes, pour apprendre comment Adam et Eve furent chassés du paradis terrestre.
Au reste, s'il y a dans ce domaine une différence entre Pierrot et les autres films de Godard, c'est dans ce qu'on ne manquera pas de considérer ici comme une surenchère. Voilà plusieurs années que ce procédé est reproché à l'auteur du Mépris et du Petit soldat comme une manie dont on attend qu'il se débarrasse. Les critiques espèrent l'en décourager et sont tout près d'applaudir un Godard qui simplement cesserait d'être Godard, et ferait des films comme tout le monde. Ils n'y réussissent pas très bien à en juger par ce film-ci. Si quelqu'un devait se décourager, c'est eux. L'accroissement du système des collages dans Pierrot le fou est tel qu'il y a des parties entières (des chapitres, comme dit Godard), qui ne sont que collages. Ainsi toute la réception mondaine du début. Eh bien, non. Ils continuent, ils ont reconnu (parce que Belmondo tient l'Elie Faure de poche en main) que le texte par quoi commence toute l'histoire, sur Velasquez, est d'Elie Faure. Ils n'ont pas très bien compris pourquoi, plus tard, Pierrot lit la récente réimpression des Pieds Nickelés. Dans une histoire où Belmondo brandit un livre de la Série Noire pour dire voilà ce que c'est qu'un roman ! Moi, je me rigole, messieurs : quand j'étais enfant on ne me disait rien si on me trouvait à lire Pierre Louys ou Charles-Henry Hirsch, mais ma mère m'interdisait les Pieds Nickelés. Qu'est-ce qu'elle m'aurait passé, si elle m'avait pincé avec l'Epatant, où ça paraissait ! Je ne sais pas de quoi ça a l'air pour les jeunes blousons noirs, nos cadets, mais, pour les gens de ma génération qui n'ont pas encore la mémoire tout à fait cartilagineuse la ressemblance entre les Pieds Nickelés et les types de "l'organisation" dans le jeu compliqué de laquelle est tombé Pierrot saute aux yeux : si bien que toute cette affaire, quand Belmondo lit les Pieds Nickelés, prend un sens légèrement plus complexe qu'il ne semble à première vue.
L'essentiel n'est pas là : mais qu'il faut bien au bout du compte se faire à l'idée que les collages ne sont pas des illustrations du film, qu'ils sont le film même. Qu'ils sont la matière même de la peinture, qu'elle n'existerait pas en dehors d'eux. Aussi tous ceux qui persistent à prendre la chose pour un truc feront-ils mieux à l'avenir de changer de disque. Vous pouvez détester Godard, mais vous ne pouvez pas lui demander de pratiquer un autre art que le sien, la flûte ou l'aquarelle. Il faut bien voir que Pierrot qui ne s'appelle pas Pierrot, et qui hurle à Marianne : Je m'appelle Ferdinand ! se trouve juste à côté d'un Picasso qui montre le fils de l'artiste (Paulo enfant) habillé en pierrot. Et en général, la multiplication des Picasso aux murs ne tient pas à l'envie que J.L.G. pourrait avoir de se faire prendre pour un connaisseur, quand on vend des Picasso aux Galeries Lafayette. L'un des premiers portraits de Jacqueline, de profil, est là pour, un peu plus tard, être montré la tête en bas parce que dans le monde et la cervelle de Pierrot tout est upside down. Sans parler de la ressemblance des cheveux peints, et des longues douces mèches d'Anna Karina. Et la hantise de Renoir (Marianne s'appelle Marianne Renoir). Et les collages de publicité (il y a eu la civilisation grecque, la civilisation romaine, maintenant nous avons la civilisation du cul...), produits de beauté, sous-vêtements.
Ce qu'on lui reproche surtout, à Godard, ce sont les collages parlés : tant pis pour qui n'a pas senti dans Alphaville (qui n'est pas le film que je préfère de cet auteur) l'humour de Pascal cité de la bouche d'Eddie Constantine devant le robot en train de l'interroger. On lui reproche, au passage, de citer Céline. Ici Guignol's band : s'il me fallait parler de Céline on n'en finirait plus. Je préfère Pascal, sans doute, et je ne peux pas oublier ce qu'est devenu l'auteur du Voyage au bout de la nuit, certes. N'empêche que Le voyage, quand il a paru, c'était un fichument beau livre et que les générations ultérieures s'y perdent, nous considèrent comme injustes, stupides, partisans. Et nous sommes tout çà. Ce sont les malentendus des pères et des fils. Vous ne les dénouerez pas par des commandements : " Mon jeune Godard, il vous est interdit de citer Céline !". Alors, il le cite, cette idée.
Pour ma part, je suis très fier d'être cité (collé) par l'auteur de Pierrot avec une constance qui n'est pas moins remarquable que celle qu'il apporte à vous flanquer Céline au nez. Pas moins remarquable, mais beaucoup moins remarquée par MM les critiques, ou parce qu'ils ne m'ont pas lu, ou parce que ça les agace autant qu'avec Céline, mais n'ont pas avec moi les arguments que Céline leur donne, alors il ne reste que l'irritation, et le passé sous silence, l'irritation pire d'être muette. Dans Pierrot le fou un grand bout de La Mise à mort..., bien deux paragraphes, je ne connais pas mes textes par coeur, mais je les reconnais, moi, au passage... dans la bouche de Belmondo m'apprend une fois de plus cet espèce d'accord secret qu'il y a entre ce jeune homme et moi sur les choses essentielles : l'expression toute faite qu'il la trouve chez moi, ou ailleurs, là où j'ai mes rêves (la couverture de l'Ame au début de La femme mariée, Admirables fables de Maïakovski, traduit par Elsa, dans Les carabiniers, sur la lèvre de la partisane qu'on va fusiller). Quand Baudelaire eut dans Les phares collé un Delacroix, Lac de sang hanté des mauvais anges..., le vieux Delacroix lui écrivit : Mille remerciements de votre bonne opinion : je vous en dois beaucoup pour les Fleurs du Mal : je vous en ai déjà parlé en l'air, mais cela mérite toute autre chose... Quand, au Salon de 1859, la critique exécute Delacroix c'est Baudelaire qui répond pour lui, et le peintre écrit au poète : Ayant eu le bonheur de vous plaire, je me console de leurs réprimandes. Vous me traitez comme on ne traite que les grands morts. Vous me faîtes rougir tout en me plaisant beaucoup : nous sommes faits comme cela...
Je ne sais pas trop pourquoi je cite, je colle cela dans cet article : tout est à la renverse, sauf que oui, dans cette petite salle confidentielle, noire, où il n'y avait qu'Elsa, quand j'ai entendu ces mots connus, pas dès le premier reconnus, j'ai rougi dans l'ombre. Mais ce n'est pas moi qui ressemble à Delacroix. C'est l'autre. Cet enfant de génie.
Voyez-vous, tout recommence. Ce qui est nouveau, ce qui est grand, ce qui est sublime attire toujours l'insulte, le mépris, l'outrage. Cela est plus intolérable pour le vieillard. A soixante et un ans, Delacroix a connu l'affront, le pire de ceux qui distribuent la gloire. Quel âge a-t-il, Godard ? Et même si la partie était perdue, la partie est gagnée, il peut m'en croire.
Comme j'écrivais cet article, il m'est arrivé un livre d'un inconnu. Il s'appelle Georges Fouchard, et son roman, De seigle et d'étoiles ce qui est un titre singulier. Je l'ai lu d'une lampée. Je ne sais pas s'il est objectivement un beau livre. Il m'a touché, d'une façon bizarre qui avait trait à Delacroix. On sait de celui-ci, que tous les ans, avec deux amis (J.B. Pierret et Felix Guillemardet), depuis 1818, il fêtait, à tour de rôle chez l'un chez l'autre, la Saint-Sylvestre. On imagine ce que ces réunions périodiques, dont il nous est resté des dessins de Delacroix, supposaient d'espoirs, de projets, de confidences, de discussions... Guillemardet meurt en 1840, Pierret en 1854. Ni l'un ni l'autre ne sont devenus grand'chose. Delacroix finira seul cette vie, sans ses amis de jeunesse.
Or, dans De seigle et d'étoiles, le roman tourne autour de trois amis, Bouju, Gerlier et Frédéric, qui ont formé une sorte de groupe à trois, Mach 3, qu'ils l'appellent. Le roman, c'est ce que cela devient et ce que cela ne devient pas. Tout recommence, je vous dis. L'anecdote varie, et c'est tout. Votre jeunesse, jeunes gens, c'est toujours la mienne. Et Bouju écrira, presque pour finir, cette lettre, ce désespoir de lettre, parce qu'après tout Mach 3 c'est simplement trois pauvres types inadaptés. Drôle ce chiffre trois, pour Delacroix, pour moi. Et Bouju écrit tout de même, sans doute pour optimiser, comme il dit... quel âge a-t-il, Bouju, à cette minute là ? Et Fouchard lui, il a trente-cinq ans quand paraît son premier roman, comme dit le prière d'insérer. J'insère. Mais Bouju qui s'intitule le braillard de l'Anti-Système dit encore : Vingt, vingt-cinq bouquins, nous écrirons si c'est nécessaire pour réveiller ce petit déclic qui marque des soubresauts dans les foules de tous les pays. Si vous ne comprenez pas, allez donc faire de la bicyclette, ça vous fera les mollets...
Quel rapport, ceci qui vient après une sorte de bilan de la destinée d'un Rimbaud, quel rapport cela a-t-il avec Pierrot le fou, avec Godard ? Combien y-a-t-il déjà de films de Godard ? Nous sommes tous des Pierrot le fou, d'une façon ou de l'autre, des Pierrot qui se sont mis sur la voie ferrée, attendant le train qui va les écraser puis qui sont partis à la dernière seconde, qui ont continué à vivre. Quelles que soient les péripéties de notre existence, que cela se ressemble ou non, Pierrot se fera sauter, lui, mais à la dernière seconde il ne voulait plus. Voyez-vous tout cela que je dis paraît de bric et de broc : et ce roman qui s'amène là-dedans comme une fleur... Si j'en avais le temps, je vous expliquerais. Je n'en ai pas le temps. Ni le goût d'optimiser. Mais pourtant, peut-être, pourrais-je encore vous dire que tant pis pour ce qu'on était et ce qu'on est devenu, seulement le temps passe, un jour on rencontre un Godard, une autre fois un Fouchard. Pour la mauvaise rime. Et voilà que cela se ressemble, que cela se ressemble terriblement, que cela recommence, même pour rien, même pour rien. Rien n'est fini, d'autres vont refaire la même route, le millésime seul change, ce que cela se ressemble...
Je voulais parler de l'art. Et je ne parle que de la vie.
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