Thierry Hesse, Démon.

Thierry Hesse, Démon, chez l’Olivier.

1/3

J’ai décidément la main heureuse ces temps-ci ! J’ai trouvé un récit de la même veine que HHhH de Laurent Binet.

Blessé à la jambe, le narrateur de cette histoire, un grand reporter, se remémore à l’hôpital quelques moments de son existence, aussi bien professionnelle que privée ; mais il est surtout intrigué par le récit que, contre toute attente, son père lui a fait avant de disparaître.

Il s’agit de ses grands-parents, Franz et Elena, dont personne ne parlait dans la famille, et dont le narrateur découvre l’étrange destin en URSS.

Le narrateur en vient à s’interroger sur les comportements humains, sur la folie des certitudes idéologiques, sur les prétendus critères fixés par des lois, sur des photos à interpréter.

Lui, qui était silencieux pendant le récit de son père, partage avec nous ses réflexions, comme dans une conversation privilégiée, suppléant aux manques de données par des hypothèses logiques.

Je suis conquis, et pas du tout parce qu’il s’agit dans l’histoire de la famille Rotko

Le mot de l'éditeur :

Dans ce livre au souffle épique défilent tour à tour le massacre des Juifs d'Ukraine, la mort de Staline, l'attaque des Twin Towers vue par Poutine, un attentat meurtrier dans un théâtre de Moscou. Thierry Hesse transforme notre actualité en histoires.

En mettant en scène des dizaines de personnages, de lieux, d'époques, il nous prouve qu'il sait aussi transformer notre Histoire en roman, comme avant lui Tolstoï ou Vassili Grossman.

Thierry Hesse, Démon, chez l’Olivier.

2/3

Le titre Démon est expliqué au début de la deuxième partie : le démon, c’est, comme pour Socrate, une voix intérieure à laquelle on ne peut qu’obéir.

Ici Thierry Hesse répond au récit inattendu que son père lui a fait juste avant de mourir, parlant de ce qu’il avait toujours soigneusement tu.

Aussi l’auteur doit-il décrypter ce qui a été dit, et ce qui a été seulement confié au carnet que le fils a maintenant entre les mains.

Voilà un bagage encombrant dont il hérite, et qu’il transporte avec lui dans son travail de grand reporter, spécialisé dans les catastrophes naturelles, et notamment les inondations.

Mais maintenant, dans son esprit, ce sont les fléaux humains qui le tracassent, et il transmet au lecteur des interrogations vitales :

- Comment comprendre les génocides ? Hesse fait aussi référence à jean Hatzfeld.

- Comment se fait-il que nous mettions à la tête de nos pays des individus aussi exécrables que Staline et ses pareils, aussi illuminés que Bush, aussi crapuleux que Poutine ? Rien qu’à voir leur passé et ce qu’en rapportent leurs proches, on est sidéré de penser qu’ils font pour certains l’objet d’un culte. Serions-nous à ce point aveugles, sujets à une cécité volontaire ?

La fin du livre est consacrée à l’épisode tchétchène, dramatique, et dont le monde occidental détourne les yeux.

Pourtant certaines actions, spectaculaires, devraient nous interpeller. Voici ce que peuvent penser des gens réduits au désespoir :

Citation :

« la mort est-ce que nous avons de plus précieux, elle est plus précieuse que la vie car notre vie, nous ne la choisissons pas toujours, on nous la vole parfois et la salit,mais nous pouvons choisir librement notre mort, nous pouvons nous en servir pour effacer l’incertitude qui remplit notre vie, à quoi sert d’ailleurs de vivre si c’est d’attendre que les Russes nous tuent dans nos villages et dans nos villes, alors que notre mort peut en revanche être utile si elle accroît la peur des Russes, si elle les effraie, les fait douter d’eux-mêmes, les contraint à partir de chez nous, elle peut être utile si grâce à elle nos villes et nos villages retrouvent la paix qu’ils ont perdue depuis sept ans et plus… »

Thierry Hesse, Démon, chez l’Olivier.

3/3

La construction de Démon ne ressemble pas à celle de purge d’Oksanen qui relevait du puzzle reconstitué par la lecture.

Ici nous sommes moins dans la superposition d’ensembles que dans des parcours parallèles : fils/père, Elena/Zeinap.

- le fils blessé physiquement - et moralement par la mort de son père et le jugement partial qu’il porte sur lui, fait à la fois un bilan de santé et une convalescence ;
A la fin du récit, il retrouve son intégrité physique et découvre l’intégralité de l’image paternelle par son itinéraire géographique et son cheminement moral.

- Elena, sa grand-mère, et Zeinap « la femme-renard », proches toutes deux dans son univers affectif, ont connu le même sort dans des contextes géographiques et temporels différents. Pierre Rotko se retrouve avec le même deuil que son père, Lev Rotko, traumatisé par la disparition d’Elena, sa mère.

Tout au long de son parcours d’apparentes digressions jalonnent sa réflexion : La répression russe en Tchétchénie ne ressemble-t-elle pas au génocide nazi ? Ne devons-nous pas lire l’actualité russe comme le faisait Tolstoï dans Hadji Mourat ? etc.

Ces interrogations et ces parcours dans Démon font du lecteur un proche de Pierre Rotko.

Une oeuvre que je vous recommande