Les Balkans

Comprendre les Balkans (Histoire, sociétés, perspectives) de Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin est un ouvrage didactique qui nous aide à comprendre l'histoire complexe des Balkans occidentaux. Cet ouvrage a été écrit en 2007 et les auteurs sont de réels spécialistes de l'histoire et des sociétés balkaniques et non des spécialistes autoproclamés comme il y en a eu tant à l'époque de l'éclatement de la Yougoslavie. Sans doute est-ce pour cela que leur ouvrage n'est pas orienté, ne prend parti ni pour l'un ni pour l'autre et envisage avec une neutralité scientifique et un ton mesuré tous les points de vue.

Ce livre est divisé en trois grandes parties :
I) Les Balkans dans l'histoire
II) Expériences et déchirements du XXème siècle
III) Des protectorats internationaux à l'intégration européenne

Des encarts jalonnent l'ouvrage et apportent divers éclaircissements : "Le Monténégro, village d'Astérix des Balkans", "Les Roms, figure de l'altérité absolue", "La progressive disparition des territoires 'multiethniques'"... L'un d'eux a particulièrement retenu mon attention. Le lecteur a à ce moment bien en tête l'image d'une Yougoslavie à feu et à sang. Les auteurs de l'ouvrage ne font pas de commentaires, c'est inutile.

Citation :

Scheveningen : une mini-Yougoslavie derrière les barreaux

Qui a dit que la Yougoslavie avait disparu ? Près de La Haye, à la prison de Scheveningen, Serbes, Croates, Albanais, Bosniaques et Macédoniens s'entendent à merveille. Les détenus prennent leurs repas en commun et les matchs de foot ou les parties d'échec sont monnaie courante. Ici, oubliés les particularismes ethnolinguistiques, on parle serbo-croate et on respecte la fraternité et l'unité yougoslave (bratstvo i yedinstvo). Feu Milosevic, toujours appelé "Monsieur le Président", y compris par les surveillants de la prison, allait jusqu'à donner des cours d'anglais à ses petits camarades. Ces derniers se cotisèrent à sa mort pour publier un faire-part de deuil...
Depuis l'arrivée du premier détenu en avril 1995, plus de 130 accusés sont passsés par la prison. Parmi les pensionnaires les plus célèbres, on trouve le général croate Ante Gotovina, l'ancien président du Parlement bosnien et chef des Serbes de Bosnie, Momcilo Krajinsnik, le radical serbe Vojislav Seselj ou l'ancien ministre de l'Intérieur macédonien Ljube Boskoski. Les détenus ont accès à une petite épicerie où ils peuvent s'approvisionner en fruits et légumes importés de Turquie. Son plus fidèle client, Ljube Boskoski, prépare de goûteuses spécialités macédonniennens pour ses collègues de détention.

Afin d'approfondir ma connaissance des Balkans, je suis en train de lire Bosnie, anatomie d'un conflit de Xavier Bougarel. Autant le livre précédent me paraissait simple et clair, aussi celui-ci est complexe et difficile à comprendre.
Ainsi, Bougarel explique que ce qui liait les communautés serbe, croate et musulmane dans la Bosnie-Herzégovine traditionnelle est la notion de "komsiluk" qui vient d'un mot turc signifiant "voisinage". Les rapports de bons voisinages faits d'entraide, d'invitation aux mariages, aux fêtes religieuses remplaçaient l'exogamie et la citoyenneté (mitoyenneté contre citoyenneté). Il explique ensuite comment l'instrumentalisation de ce concept a mené au meurtre du voisin. Je n'ai pas parfaitement compris comment s'est opéré le passage de l'un à l'autre parce que tout va très vite, j'ai du mal à percevoir la réalité de la société bosnienne et l'auteur s'adresse visiblement à des gens plus au courant de la question que moi. Enfin, bref, il y a des passages avec lesquels j'ai du mal : les analyses ne sont pas toujours menées à leur terme et les rouages des raisonnements sont particulièrement subtils.. Je viens justement de tomber sur un de ces passages et je me suis dit qu'il serait dommage de ne pas vous en faire profiter :

Citation :

Ce retour à des termes tels que "toprak" [c'est-à-dire la terre que l'autre veut vous prendre à ce que j'ai compris] ou "komsiluk" [termes utilisés par Izetbegovic et Karadzic dans leurs discours donc] pour justifier la territorialisation illustre la "folklorisation du discours politique" dont parle à juste titre Ivan Colovic. Mais celle-ci est-elle l'étouffement de la modernité politique par une tradition réputée sanguinaire, ou l'instrumentalisation de celle-ci par une modernité politique se noyant dans sa propre violence ?

On comprend beaucoup mieux par la suite :

Citation :

Le nettoyage ethnique étant ou recherchant aussi le basculement et la destruction du komsiluk, il se polarise inévitablement sur cette même kuca, comme maison, d'une part (destruction ou confiscation de la maison), comme famille, d'autre part (exécution des hommes et viols des femmes). Dans ce contexte, le viol des femmes représente la violation de cette intimité domiciliaire et familiale dont le respect constituait l'une des bases du komsiluk. Le viol ou le meurtre doit être commis par le komsija, et à visage découvert, pour devenir ainsi ouvertement, et irréversiblement un assassin. Le crime lié au nettoyage ethnique est , par sa nature et par sa fonction, un crime intime.

L'auteur explique ensuite comment ce crime intime produit un effet domino :

Citation :

Le réfugié, privé de maison et percevant ses anciens komsija comme des assassins, va à son tour se faire assassin pour s'emparer d'une nouvelle maison.

Quand on y réfléchit, c'est assez effrayant, on se dit que n'importe qui peut tuer l'homme, violer la femme dont la veille il avait gardé les enfants, pour qui la semaine précédente il avait réparé une toiture, avec qui toutes les semaines il buvait le café en parlant des difficultés respiratoires de leur petit dernier ou des préparatifs de mariage de la fille aînée. Et que toute une communauté, en même temps, ait cette envie de viol et de meurtre contre une autre, comment est-ce possible ? Les paragraphes suivants nous expliquent le commencement et rappellent la finalité du nettoyage ethnique :

Citation :

La mobilisation milicienne locale, l'attaque des villages et le nettoyage ethnique sont souvent provoqués par les milices politico-mafieuses venues de l'extérieur. Les meurtres et les viols sont souvent commis sous la contrainte ou sous la menace de ces mêmes milices politico-mafieuses. [...]Il faut souligner en particulier deux aspects essentiels de la "fonctionnalité" du nettoyage ethnique. D'une part, celui-ci s'adresse autant à sa propre communauté qu'à l'autre, se préoccupe autant de produire des assassins que de produire des réfugiés. [...] D'autre part, celui-ci vise à donner au basculement du komsiluk un caractère irréversible, d'où le caractère intime et traumatisant de ces pratiques.

Et l'auteur de conclure son chapitre en nous expliquant que la Bosnie multiethnique ne pourra à nouveau exister que si le fragile rituel civilisationnel du café bu dans le fildzan (tasse sans anse) est restauré.

Citation :

Là réside sa fragilité et sa beauté, son amertume et sa douceur.

Editions Non Lieu



l'autre est chez La Découverte



Tu as fait du beau travail, Solweig.
Françoise Héritier dans de la violence , le séminaire qu'elle a dirigé, étudiait aussi les objectifs de ces viols systématiques. Mais je n'en ai pas relevé les passages.