Nelligan

Aubade rouge

L'aube éclabousse les monts de sang
Tout drapés de fine brume,

Et l'on entend meugler frémissant
Un boeuf au naseau qui fume.

Voici l'heure de la boucherie.
Le tenant par son licol,

Les gars pour la prochaine tuerie
Ont mis le mouchoir au col.

La hache s'abat avec tel han,
Qu'ils pausent contre habitude.

Procumbit bos. Tel un éléphant
Croule en une solitude.

Le sang gicle. Il laboure des cornes
Le sol teint rouge hideux.

Et Phébus chante aux beuglements mornes
Du boeuf qu'on rupture à deux.

Collection canada

Citation :

Émile Nelligan, écrivain remarquable du tournant du siècle, est le poète le plus aimé et le plus admiré du Canada français. Figure romantique à la carrière littéraire tragiquement écourtée, il a fait passer la poésie canadienne-française dans l'ère moderne.

Il a dû faire battre plus d'un coeur !

Ténèbres

La tristesse a jeté sur mon coeur ses longs voiles
Et les croassements de ses corbeaux latents ;
Et je rêve toujours au vaisseau des vingt ans,
Depuis qu'il a sombré dans la mer des Étoiles.

Oh ! quand pourrais-je encor comme des crucifix
Étreindre entre mes doigts les chères paix anciennes,
Dont je n'entends jamais les voix musiciennes
Monter dans tout le trouble où je geins, où je vis ?

Et je voudrais rêver longuement, l'âme entière,
Sous les cyprès de mort, au coin du cimetière
Où gît ma belle enfance au glacial tombeau.

Mais je ne pourrai plus ; je sens des bras funèbres
M'asservir au Réel, dont le fumeux flambeau
Embrase au fond des Nuits mes bizarres Ténèbres !

Au Québec où j’ai passé un hiver mémorable à L’université de Montréal, j’ai découvert à quel point Emile Nelligan était un poète apprécié. Il est né et mort à Montréal. Plusieurs écoles et bibliothèques portent son nom au Québec, dont le salon des élèves du Collège Mont-Saint-Louis où il a fait une partie de ses études. Depuis 1979, le Prix Émile-Nelligan couronne un livre de poésie en langue française d'une ou d'un jeune poète d'Amérique du Nord. Il existe un monument en sa mémoire dans la ville de Québec. Un hôtel porte également son nom à Montréal: Hotel Nelligan. Il est le poète de l’enfance, de l’amour et la musique, mais aussi de la folie et la mort. Il a été très influencé par Charles Baudelaire, Rimbaud et surtout Edgar Poe. Tous les québécois amoureux des belles lettres et de poésie connaissent son poème « Le Vaisseau d’Or », qui fera sûrement « battre le cœur » de Moon et de Rotko :

"Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif:
Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues;
La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues,
S'étalait à sa proue, au soleil excessif.

Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
Dans l'Océan trompeur où chantait la Sirène,
Et le naufrage horrible inclina sa carène
Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.

Ce fut un Vaisseau d'Or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des trésors que les marins profanes,
Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputés.

Que reste-t-il de lui dans la tempête brève ?
Qu'est devenu mon coeur, navire déserté?
Hélas! Il a sombré dans l'abîme du Rêve!"

Émile Nelligan (1879-1941)

Bon versificateur que ce Nelligan, même s'il est demeuré quasi inconnu de ce côté de l'Atlantique.

Ne serait ce que pour ce simple et beau rondel :


Rondel à ma pipe


Les pieds sur les chenets de fer
Devant un bock, ma bonne pipe,
Selon notre amical principe
Rêvons à deux, ce soir d'hiver.

Puisque le ciel me prend en grippe
(N'ai-je pourtant assez souffert ?)
Les pieds sur les chenets de fer
Devant un bock, rêvons, ma pipe.

Preste, la mort que j'anticipe
Va me tirer de cet enfer
Pour celui du vieux Lucifer ;
Soit ! nous fumons chez ce type,

Les pieds sur les chenets de fer


On trouve également beaucoup d'adaptations musicales ou de récitations de ce poème sur youtube :

https://www.youtube.com/results?search_query=%C3%A9mile+nelligan&aq=0


Belle postérité pour un auteur qui vécut ignoré, cloîtré à l'asile une bonne partie de son existence !

De ce poète je voulais dire !!

Clair de lune intellectuel

Ma pensée est couleur de lumières lointaines,
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs.
Elle a l'éclat parfois des subtiles verdeurs
D'un golfe où le soleil abaisse ses antennes.

En un jardin sonore, au soupir des fontaines,
Elle a vécu dans les soirs doux, dans les odeurs ;
Ma pensée est couleur de lumières lointaines,
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs.

Elle court à jamais les blanches prétentaines,
Au pays angélique où montent ses ardeurs,
Et, loin de la matière et des brutes laideurs,
Elle rêve l'essor aux céleste Athènes.

Ma pensée est couleur de lunes d'or lointaines