Paul Valéry et sa ¨pensée sauvage¨
La mythologie grecque et latine n’est pas disparue, elle a changé de forme à travers les siècles. Présente dans le monde artistique, elle est aussi à l’origine de la philosophie qui en portera longtemps l’empreinte. Ce sont les variations et les incertitudes sur le sens de ce terme ¨ philosophie¨ qui commence à se développer ayant les mythes comme fondement. Même chez Platon le mythe est encore une nécessité et dès que le néo-pithagorisme est apparu, la théologie polythéiste gagne une si grande importance sur la philosophie que celle-ci se réduit à une interprétation des traditions théologiques.
Grâce à Platon et Aristote certains schémas archaïques ont été transmis à la rigoureuse pensée européenne. La pensée exacte emploie les mêmes ¨modèles¨ (patterns) que la pensée archaïque. Notre but est de découvrir la structure mythique de la pensée valéryenne qui, assurément, en a une ! Ceux qui ont étudié les œuvres de ce profond penseur et qui connaissent sa lucidité extrême seront au moins surpris, sinon méfiants. Il suffit de leur rappeler que l’anthropologue Lévy- Strauss a déjà démontré que la philosophie de Bergson ¨évoque irrésistiblement celle des Indiens Sioux ¨ (1- p.121).
Le savant nous présente deux textes en parallèle, une glose appartenant à un Indien Dakota (Sioux) et un texte tiré du livre Les deux sources. Les deux fragments illustrent un essai de métaphysique, ce qui n’est pas du tout étonnant. Le comble c’est qu’on a l’impression de lire le même texte à la suite ! Lévi-Strauss trouve, sans exagérer, que la pensée bergsonienne manifeste de curieuses analogies avec celles de quelques peuplades primitives.
Quels sont les traits caractéristiques de la ¨pensée sauvage¨ ?
Elle veut être simultanément analytique et synthétique, elle ne distingue pas entre le moment de l’observation et celui de l’interprétation. Son caractère principal consiste en son atemporalité, elle veut percevoir le monde comme totalité synchronique et diachronique à la fois. On la définit aussi comme pensée analogique.
Tout comme Malherbe, Valéry ne considère la poésie qu’un jeu sous forme de rite. N’oublions pas qu’il définit les mythes comme ¨l’âme de nos actions et de nos amours¨, ce qui implique le mouvement d’un rituel. Il lui suffit que les règles de l’ordre verbal artistique, dans lequel il est né, constituent des contraintes. Jamais il ne discute, ni ne justifie, les règles d’un tel jeu qu’est la Poésie ! L’homme archaïque, pour qui le mythe et le rite n’existaient qu’ensemble, respectait comme sacré tous les processus rito-mythiques. Cet ensemble rito-mythique est présent chez Valéry dans ce qu’il appelle le même moment de la forme et du contenu. Les existentialistes l’ont repris par les formes ׃ essence et phénomène qui ne se précèdent l’un l’autre (cf. L’être et le néant). On parle d’un classicisme continuel de Valéry à cause de son attitude consciente et de ses soins pour la forme – essais d’atteindre la pureté et la perfection poétique.
Quant à la Création proprement dite, Valéry affirme :
¨ Le mythe de la ‘création’ nous séduit à vouloir faire quelque chose de rien. Je rêve donc que je trouve progressivement mon ouvrage à partir de pures conditions de forme, de plus en plus réfléchies-précisées, jusqu’au point qu’elles proposent ou imposent presque… un sujet – ou du moins, une famille de sujets. Observons que des conditions de formes précises ne sont autre chose que l’expression de l’intelligence et de la conscience que nous avons des moyens dont nous pouvons disposer et de leur portée comme de leurs limites et de leurs éléments. C’est pourquoi il m’arrive de me définir l’écrivain par une relation entre un certain ‘esprit’ et le langage (2 – pp. 25 – 26).
Valéry parle aussi d’une ¨ sensibilité formelle¨ antérieure à tout ¨sujet¨, à toute idée qu’on peut exprimer et définir. Mircea Martin (
trouve que ¨ Au sujet du Cimetière marin ¨ est une Philosophy of Composition , mais chez E. A. Poe la forme se plie au fond à la différence de Valéry qui renverse le rapport : ¨ Les belles œuvres sont filles de leur forme , qui naît avant elles¨ (3a- p.477). La justification des ¨formes vides¨ antérieures et immanentes,donc inséparable d’un contenu, peut être faite seulement par l’appel aux ¨ patterns¨ ou aux archétypes, aux matrices comme le rythme , par exemple .
Cette opinion dévoile un Valéry qui doit revenir à une pensée de type analogique, il est forcé de le faire pour résoudre son impasse théorique. Il est significatif le fait que chez La Fontaine , Hugo ou Mallarmé, le critique Valéry met en évidence à peu prés le même archétype poétique que le sien. Il revient toujours au même schéma de pensée, au même archétype de perception. L’adhésion totale aux règles et aux conventions constitue un nouveau trait qui soutient son type de pensée mythique. Il y a aussi la recherche continuelle de l’impersonnalité, l’œuvre existe indépendamment de son auteur.
L’homme primitif ne conçoit pas son existence individuelle, il est tout intégré à la communauté. Il est vrai que cet esprit lucide cherchait toujours à se surprendre et à surprendre les autres – in acto .Valéry admirait ce pouvoir de l’homme qui peut construire, donc qui peut intervenir dans les choses du monde, mais il le fait d’après les traits qu’il garde de la façon dont pense le primitif. Il ne s’agit pas du contenu de sa pensée ou de ses résultats, mais de quelques structures de pensée similaires à la pensée ¨ primitive¨. Une information différente est reçue, mais celle-ci est obligée à suivre toutes les sinuosités de l’ancien chemin et elle en sort modifiée par le processus créateur et par le chemin qui l’a formée d’une manière à part.
C’est par cela que se définissent les archétypes, patterns d’une pensée moderne. La création comme processus a beaucoup hanté Valéry et il a essayé d’élaborer une psychologie de la Création qui ne construise pas des murs insurmontables entre l’art et la science. Une philosophie de l’Esprit basée sur le Corps qui l’a produit est plus saisissable. L’idée d’une pédagogie de l’esprit scientifique nous fait penser à Bachelard, même si leurs épistémologies sont différentes.
On sait très bien que Valéry s’intéressait à l’état embryonnaire des œuvres, là ou la distinction entre l’esprit scientifique et celui artistique s’évanouit, il affirmait ׃ ¨ Je ne conçois pas de différences en profondeur entre le travail de l’esprit dit poétique ou artistique¨ (4 – p.24). Quant à son insistance sur la forme d’une œuvre d’art qui précède son contenu, il n’est pas le seul à se manifester. O. Brik dans son article Rythme et syntaxe nous fait voir le même point de vue exprimé plus scientifiquement ׃ ¨ D’après les dernières données et observations, l’acte de la création poétique se produit inversement׃ c’est une image indéfinie d’un complexe lyrique douée d’une structure phonique et rythmique qui apparaît premièrement et à la suite, cette structure trans-rationnelle s’articule en mots compréhensibles¨ (5 – p.189).
Le philosophe Valéry dans ses créations poétiques et théoriques n’opte pas pour le continu ou le discontinu, mais il croit à la complémentarité de ces deux manières de pensée parce qu’il veut réaliser une perception globale des catégories philosophiques qui constituent aussi deux aspects du réel. Il en est de même pour Bergson. Chose curieuse, Thibaudet, sans connaître ce point de vue, assimile Valéry au bergsonisme.
Tout ce que nous avons essayé de mettre en évidence, quant à une structure mythique de la pensée valéryenne, atteste son existence. Nous sommes loin d’affirmer qu’il n’y a que cette structure ou que celle-ci est dominante dans l’œuvre de Valéry. On a voulu insister sur un aspect qui n’a pas été saisi, d’autant plus que son importance révélatrice dévoile un Valéry, au moins, surprenant !
Bibliographie : 1) Albouy, Pierre - Mythes et mythologies dans la littérature française, Ed. Armand Collin, Paris, 1965
2) Cohen, George - Essai d’explication du ¨ Cimetière marin¨ Ed. Gallimard, 4-e éd., 1958
3) Valéry, Paul - Œuvres – a (1 vol.), b (2 vol.),Bibliothèque de la Pléiade, Ed. Ed. Gallimard, 1962
4) Europe - Centenaire de Paul Valéry – 49-e Année, N.507 – Juillet, 1971
5) *** Poetica si stilistica (recueil de travaux), Ed. Univers, Buc. 1972
Vasile Răşcanu - negrupealb.ning.com - Roumanie