Poète des lacs sombres, des décadences et des transgressions, Trakl est le poète contemporain le plus dérangeant. Étranges sont ses voies nocturnes, et il reste un étranger pour tous. Maléfique sa poésie, éclatante et perverse son écriture.
« Qui pouvait-il bien être ? » demandera Rilke juste après la mort de Trakl. « Je suis à moitié né, je suis complètement mort », disait lucide Trakl.
Trop de réponses vont tuer la réponse, on peut juste s’approcher un peu de ce poète en éludant sa complexité et son sens du religieux très personnel, Pain et vin, ceux de la religion mais aussi ceux qu’il apportait aux prostituées les soirs d’hiver passent dans son œuvre.
Mais plus encore la neigeuse nuit, est dans ses mots qui sont « une croix de sang dans l’éclat des astres ». Il se voyait comme un pauvre Kaspar Hauser, l’homme sans identité, l’étranger total.
Une poésie noire et glacée
Issue des débris pourrissants de l'Europe austro-hongroise, de la joyeuse apocalypse viennoise, du nihilisme féroce berlinois, une poésie noire et glacée a vu le jour : la poésie expressionniste de langue allemande. Pressentant les bruits terrifiants de la grande « guerre-boucherie » qui s'avance dans les tranchées des têtes, toute une génération de peintres, d'écrivains hurlera avant de disparaître, broyée devant la bêtise coagulée en haine répandue. Il aura retransmis le crépuscule métaphysique de l'Occident.
D’ailleurs « Occident » est l’un de ses plus beaux textes. Il est profondément l’homme du déclin et il n’aura de cesse de décliner.
Trakl est né à Salzbourg le 3 février 1887, il est mort le 3 novembre 1914 à 27 ans.
Il était pharmacien militaire, pour mieux se rapprocher de ses drogues. Sa vision de la boucherie de Grodek, entre le 6 et le 11 septembre 1914, le marqua au tréfonds. Il fera une tentative de suicide pour ne plus voir au fond de lui tous ses corps déchiquetés, ces dormeurs sombres au front fracassé.
Trakl est mort autant d'overdose de cocaïne une nuit de 3 novembre 1914 à l’hôpital psychiatrique de Cracovie que d'overdose du monde en sang. Il demeure, sans doute le plus grand de ces sacrifiés, comme Franz Marc, August Macke, qui surent jusqu'aux bouts des "champs d'horreur" parler de beauté. Nul n’aurait connu sa poésie et son théâtre sans le dévouement de son éditeur Ficker. Et depuis il est le soleil noir de la poésie allemande. En 1925 ses restes sont ramenés en Autriche près d’Innsbruck, pas si loin de vienne qu’il détestait. Une seconde vie commence dans la conscience littéraire européenne. Il devient la voix du malheur dans l’écrin du lyrisme proche de Novalis, avec des formes qui semblent rassurantes, - sonnets, quatrains -, mais qui pervertissent le genre.
Mélange incandescent de l’expressionnisme morbide, de la pureté d’un Hölderlin, de la fulgurance d’un Rimbaud, il reste une énigme pour nous. Sa poésie hallucinatoire et complexe le désigne comme l’un des grands poètes modernes de l’apocalypse. Pour lui les villes sont froides et mauvaises et sentent la proximité de la mort. Cette mort qu’il sent monter de la décomposition de l’Occident. Il se reconnaîtra dans l’expressionnisme allemand, ce cri poussé jusqu’à la mort.
Poète des hautes décadences, de la pourriture et de l'alcool, il a su être fulgurant, illuminé mais surtout, crépusculaire. Hanté par la mort et le désir d'innocence, lui le frère incestueux de Gretl sa sœur, son double, son amour,
« Toujours tinte la voix de lune de la sœur». Son avortement après son mariage avec un autre, le poussera près de la folie. Il sera le poète de la décomposition. Sa lecture fait autant peur qu'elle fascine. Les philosophes et les psychanalystes (Lacan, Lukacs, Derrida, Martin Heidegger surtout qui a beaucoup écrit sur la dissolution poétique dans son écriture,…), l’ont longuement étudié.
Beaucoup de compositeurs l’ont mis en musique (Boucourechliev, Webern,…). Témoin en première ligne de l’effondrement de l’empire austro-hongrois, à cheval sur la déchirure de son siècle, il étendra cette destruction à l’intérieur de lui-même. Il s’effondrera comme une étoile morte, sur lui-même. Drogué dès sa jeunesse, il aspirait au bleu du ciel, à la fleur bleue de Novalis. Cette quête du sacré passait pour lui dans la fascination de la décomposition, par son sacrifice. Dostoïevski et Rimbaud l’illuminent. Pauvre et désespéré il sera un errant.
C'est l'heure où les yeux du voyant s'emplissent de l'ordre des étoiles.
Il a, comme il le dit lui-même, écrit de superbes poèmes qui claquent des dents.
Ce mélange impur et décadent entre âme et corps, écartèle Trakl entre ce monde ici-bas, et le ciel inaccessible.
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Ô que ce monde est triste, que la tristesse est nulle, et que le nul est monde -, et d'ailleurs - juste une étincelle de joie pure, et l'on serait préservé - un peu d'amour, et l'on serait sauvé.
Psaume
Il est une lumière que le vent a éteinte.
Il est une cruche de bruyère, qu’une après-midi un homme ivre délaisse
Il est une vigne, calcinée et noire des trous pleins d’araignées.
Il est un lieu, qu’ils ont badigeonné de lait
Le fou est mort. Il est une île des mers du Sud,
pour capturer le dieu Soleil. On bat les tambours.
Les hommes représentent des danses guerrières.
Les femmes balancent leurs hanches dans des lianes tordues et des fleurs de feu,
quand chante la mer. O notre paradis perdu.
Les nymphes ont quitté les forêts d’ors.
On enterre l’étranger. Alors se lève une pluie d’étincelles.
Le fils de Pan apparaît sous la silhouette d’un terrassier,
qui dort à midi sur l’asphalte brûlant.
Il est des petites filles dans une cour avec des petites robes pleines d’une déchirante pauvreté !
Il est des chambres, emplies d’accords et de sonates.
Il est des ombres qui se prennent dans les bras devant un miroir aveugle.
À la fenêtre de l’hôpital se réchauffent des convalescents.
Un vapeur blanc sur le canal apporte des épidémies sanglantes.
La sœur étrangère apparaît à nouveau dans les mauvais rêves de quelqu’un.
Reposant dans le bosquet de noisetiers elle joue avec ses ombres.
L’étudiant, peut-être un double, la regarde longtemps de la fenêtre.
Derrière lui se tient son frère mort, ou bien il dévale le vieil escalier en colimaçon.
Dans le sombre des bruns châtaigniers s’estompe la forme du jeune novice.
Le jardin est dans le soir. Dans le cloître, volettent les chauves-souris tout autour.
Les enfants du concierge cessent leurs jeux et cherchent l’or du ciel.
Derniers accords d’un quatuor. La petite aveugle court tremblante par les allées.
Et plus tard son ombre tâte les murs froids, cernés de contes et de légendes
sacrées.
Il est un bateau vide, qui le soir descend le canal noir.
Dans les ténèbres du vieil asile déclinent des ruines humaines.
Les orphelins morts sont couchés contre le mur du jardin.
Des chambres grises sortent des anges aux ailes tachées d’excréments.
Des vers gouttent de leurs paupières jaunies.
La place devant l’église est sombre et silencieuse, comme aux jours de l’enfance.
Sur des semelles d’argent glissent des vies antérieures
Et les ombres des damnés descendent vers les eaux qui soupirent.
Dans sa tombe le magicien blanc joue avec ses serpents.
Silencieusement dessus l’ossuaire s’ouvrent les yeux d’or de Dieu.