Je me souviens des marguerites, elles me cuisaient sur les joues. J’en ai reçu de toutes sortes et même des mains féminines, mais les pires furent celles de M. Albert.
Vêtu de sa blouse grise, trop longue même selon les critères de l’époque, je ne crains pas de dire que c’était un individu dégoûtant qui crachait sur le parquet de la classe. C’est peut-être sa salive qui le caractérisait ! Il en donnait en permanence des échantillons dont il arrosait les premiers rangs : il s’y mêlait des brins de tabac car le rustre était un fumeur, rouleur de cigarettes.
Tout me déplaisait en lui : les poils durs qui sortaient de ses oreilles, ceux qui tombaient de son nez où s’accrochaient, malsaines gouttes de rosée, les filaments qui avaient échappé à son grand mouchoir à carreaux.
Mon grand plaisir était de lui faire danser dans le dos des « souris » que je faisais naître avec un petit miroir circulaire. Las ! La séance ne durait pas longtemps, car des rires l’avertissaient du sacrilège.
Et moi, tout absorbé par le jeu, je me faisais prendre sur le fait ! En résultait cette marguerite qui, selon mes camarades, laissait des traînées blanches en plein sur ma joue rouge et enflée. Elle m’inquiétait, car je craignais qu’elle ne soit encore visible à mon retour à la maison.
Je n’ai jamais pu m’accoutumer à ses coups. La haine succéda au désir de le ridiculiser, et j’utilisais toutes les armes qui se trouvaient à ma portée : les punaises disposées sur sa chaise, les jets d’encre sur sa blouse dès qu’il me tournait le dos.
Je regrette encore de n’avoir pas été plus vicieux.
On m’a dit qu’il était mort de la tuberculose. Il le méritait bien, avec ses lourds crachats. Si un jour je découvre sa tombe, ce ne sera pas des marguerites ou des chrysanthèmes que je déposerai, mais un crachat bien mijoté qui me viendra du fond de la gorge et du tréfonds de mon âme.