Les élucubrations labbéesques sur Molière m’ont inspiré cette petite fantaisie…
CALOMNIE !
La calomnie s'était vite répandue. Ceux qui le croisaient ricanaient à son approche ou lui lançaient des regards faussement apitoyés. Il avait dû organiser, en présence de toute l'assemblée, une confrontation avec Pierre. Le vieil homme, un peu sourd, n'avait pas compris immédiatement ce qu'on attendait de lui. Mais dès qu'il eut saisi de quoi était accusé son jeune confrère, il démentit solennellement l'offensante rumeur :
C'est vrai, je l'ai aidé, mais c'était pour Psyché,
Tout le reste est de lui, et je puis en jurer !
Cela toutefois ne suffisait pas. Il en allait de sa réputation parmi les mortels. Il s'en ouvrit auprès de D*** et obtint une courte permission sur terre. Ses amis lui prodiguèrent maints conseils avant son départ : Sacha, oublieux de leur état commun, préconisait un petit duel avec l’offenseur, et Edgar, du haut de son expérience, lui avait lancé un vibrant scare the wits out of him ! Diantre ! Le faire mourir de peur ? Il doutait fort que cela pût l'aider à faire triompher son bon droit…
Après qu'il eut cherché en vain l'Hôtel de Bourgogne et la salle du Petit Bourbon, ses errances lui firent découvrir des colonnes tronquées dont les rayures l'étonnèrent, mais il quitta les jardins du Palais Royal sans avoir trouvé son Théâtre. Il s'arrêta pour observer un quidam au teint sombre et vêtu d'un pourpoint vert (était-ce un mauvais présage ?) qui projetait le contenu d'un récipient dans la gueule d'une machine fort bruyante. Voilà donc à quoi ressemblaient les aubes parisiennes de ce troisième millénaire…
La façade qu'il aperçut soudain devant lui n'était pas de son époque et sa troupe n'y avait joué qu'après sa mort, mais c'était là sans doute le seul lieu où il pût espérer qu'on lui rendît justice.
Il survola le foyer, flotta au-dessus des marches, s'arrêta un instant devant sa propre effigie, qu'il salua gravement. Réconfortant, un buste en marbre, pour qui n'a pas même de tombe. Et il pénétra dans le bureau de l'Administrateur Général.
Marcel B. vérifia que la fenêtre était bien fermée. D'où venait ce courant d'air ? Il jeta un coup d'œil à son agenda : comité de lecture dans une heure et réunion des sociétaires après le déjeuner. Cela lui laissait un peu de temps pour se préparer au débat de ce soir. Une fois de plus, il se demanda s'il était le mieux placé pour défendre le Maître : saurait-il avancer des arguments convaincants ? Que pourrait-il opposer aux accusations du chercheur ? Hélas, aucun érudit n'avait voulu se compromettre dans le talk-show…
Je suivais jusque-là, mais quel est ce toc-chaud ?
L'expression est nouvelle et j'ignorais le mot.
L'administrateur jeta autour de lui un regard étonné, secoua la tête et se replongea dans la thèse que Dominique Labbé. avait eu la courtoisie de lui faire parvenir : « La Distance Intertextuelle - Molière, alias Corneille. »
A-t-on jamais commis plus grande félonie ?
Quoi, je ne serais pas l'auteur de mes écrits ?
Mais quel est cet abbé qui, du haut de sa chaire,
Enlève ses enfants à qui en est le père ?
Marcel B. fixa l'espace vide devant lui. D'une voix qui chevrotait, il cria « Il y a quelqu'un ? » puis, dans un chuchotement, ajouta « Jean-Baptiste, c'est toi…? Mon Dieu, je perds la raison… »
Le fou, ce n'est pas toi, mais le sombre imbécile
Qui prétend parvenir, par des calculs stériles,
A prouver que Corneille aurait écrit mes pièces !
Et puisqu'à mon parti ton âme s'intéresse,
Soyons donc des alliés dans ce prochain débat,
Moi te soufflant les mots, toi me prêtant ta voix.
Marcel B. fit glisser quatre aspirines dans un verre, avala coup sur coup un tonicardiaque puis un tranquillisant et, pour faire bonne mesure, se versa un double whisky. Il annula tous ses rendez-vous, s'étendit sur le canapé de son bureau et s'endormit d'un sommeil pesant.
Pour ne pas plomber l'Audimat, la séquence "Du cul, du cul, du culturel" était reléguée, comme d'habitude, en fin d'émission et les deux derniers invités de "Tout le monde bave dessus" macéraient sur le plateau depuis près de deux heures quand Thierry Radichon les annonça à grands coups de cymbales. Dominique Labbé présenta la méthode qu'il avait employée pour comparer les deux corpus : « J'ai fait analyser par un logiciel l'ensemble de leurs œuvres et le résultat ne laisse absolument planer aucun doute : les farces mises à part, le vocabulaire et le style révèlent bien un auteur unique, les statistiques le prouvent ! »
« L'ordinateur est donc formel… Alors, qu'en dites-vous : Corneille, nègre de Molière ? » La question de l'animateur fut suivie d'un long silence. Marcel B. déglutit avec peine, parut chercher ses mots et répondit, en hésitant d'abord, puis en un débit de plus en plus fluide :
Je ne vois de noirceur que dans l'accusation
Et votre ordinateur est bien pauvre caution !
A ce jeu, croyez-moi, vous pourriez découvrir
La plume de Marlowe dans la main de Shakespeare,
Tirso de Molina qui dicte à Cervantès
Ou Julio Cortázar écrivant pour Borges !
Mais que veulent prouver toutes vos statistiques ?
Que Corneille et Molière, écrivains mimétiques,
Auraient utilisé parfois les mêmes mots,
Telle phrase chez l'un faisant chez l'autre écho ?
Tirer des conclusions de ces coïncidences !
Oronte et Trissotin vous font la révérence,
Car ils ne pensaient pas pouvoir jamais trouver
Leur rival en bêtise et en naïveté !
L'oreillette de Radichon se mit grésiller : « Fais gaffe, Coco, on perd le cœur de cible, on n'est pas sur Arte ! » L'animateur essaya en vain d'interrompre Marcel B., mais celui-ci s'était levé et se rapprochait dangereusement de Dominique Labbé, lequel se tassa un peu plus dans son fauteuil.
Ah, le maudit faquin qui pille ma demeure
Et emporte mes biens ! Faut-il manquer d'honneur
Pour me voler d'un coup Tartuffe, Amphitryon,
Alceste et Don Juan, Scapin et Harpagon !
Alors qu'il il essayait, le geste incertain, d'agripper le veston de Dominique Labbé, deux assistants de plateau le maîtrisèrent, tandis que le réalisateur envoyait, en catastrophe, le générique de fin.
Quand il visionna, le lendemain, du fond de son lit à la clinique, la cassette vidéo de l'incident, Marcel B. comprit le danger qu'il y avait à mélanger alcool et tranquillisants; il jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus… « Non, non, pas La Fontaine, maintenant ! » et il fondit en larmes. Au même moment, dans le train qui le ramenait chez lui, Dominique L. découvrait que les listes de mots établies par son logiciel d'analyse intertextuelle ne remplaçaient peut-être pas une bonne lecture de l'œuvre elle-même : un classique Bordas à la main, il se plongea, pour la première fois, dans une pièce de Molière…
Aux nombreuses questions qui lui furent posées à son retour, Jean-Baptiste répondit par une boutade :
On est bien démuni, quand on est revenant
Car il faut, pour agir, s'aider d’un truchement.
Celui que j'ai trouvé ne manquait pas d'étoffe
Et notre intervention fut digne d'un bestophe.
Sur ces mots, il partit vaquer à ses affaires. Mais il n'en avait point et regretta la Terre…