Un Saltimbanque

A C.B.

Comme chaque année à la même époque, les rues ne connaissaient pas le brouillard, mais les hommes sentaient le froid. Les arbres sans feuilles, les toits recouverts de givre, les pavés humides qui luisaient à la lumière de la lune... tout cela semblait combattre l'existence humaine.
Depuis des années, le seul lieu qui apportait chaleur et réconfort était une place où se produisait un saltimbanque. A son arrivée, les enfants couraient, certains lui demandaient avec envie un air qui pût leur apporter un semblant de joie. Le saltimbanque ne refusait jamais de répandre un peu d'humanité dans ce lieu qui en était tant dépourvu.

Les hommes, rongés par l'alcool et l'appât du gain, se retrouvaient autour du saltimbanque pour faire ce pourquoi ils étaient là : rire du pauvre homme qui faisait tout pour faire de ce moment une parenthèse magique dans le sombre commun des mortels attirés en ce lieu comme les vers sur un cadavre.
On ne semblait pas faire la différence entre la douce harmonie qui s'élevait des instruments de l'homme et les jurons censés l'atteindre. Car l'homme n'aime pas connaître l'aperçu d'un monde où il ne peut pénétrer, le saltimbanque leur semblait horrible. Ses traits paraissaient chaque année tirés, son teint devenait gris, la suie des cheminées semblait ternir un visage qui ne souriait plus. Ses yeux, si expressifs la première fois qu'il vint, avait l'aspect mat qu'arborent certains aveugles.

Le saltimbanque en effet ne semblait pas entendre les jurons, les insultes des hommes ivres qui prenaient un malin plaisir à railler sa musique. Il paraissait s'être construit un monde hermétique où seule sa musique existait. Les harmonies berçaient ses oreilles et il voyait s'ouvrir les portes d'un temple qu'il voulait pénétrer, car la souffrance n'y résidait pas. Et il souffrait, car il savait que le portique de ce temple était fait de corne. Sa musique, pareil à une prière, vénérait le dieu représenté sur le péristyle, mais celui-ci ne voulait qu'une chose pour accueillir le vieil homme requérant pitié et asile. Sa musique ne suffisait pas, il devait payer un plus lourd tribut. Et il se demandait souvent pourquoi continuer alors que les hommes le rejetaient partout où il allait. Cette ville morte au silence pesant était comme toutes les autres; son air était incapable de faire voyager ses notes.

Les hommes s'étonnèrent de la réaction du saltimbanque, car celui-ci s'arrêta tout à coup d'utiliser les cordes relâchées de sa mandoline. Ils se demandaient pourquoi ce vieux fou qui n'avait jamais réagi à leurs insultes s'était arrêté. La mandoline tomba sur le sol avec un retentissement qui rendit dubitatifs tous ceux qui formaient l'assemblée de haine. Le saltimbanque s'était tu. Rien ne pouvait plus désormais l'arracher à la contemplation du monde qui s'ouvrait enfin à lui; l'air languissant et funèbre qui s'échappait de la mandoline n'était plus joué pour eux, mais bien pour lui. Extatique, le saltimbanque s'effondra et ne se releva plus. Il avait pénétré dans un cirque où la musique était reine. Et il pensait :
"Rien ne pouvait être plus beau."

Les hommes, lassés de ce silence, s'en retournèrent. Ils avaient tué le saltimbanque.

Bonne idée, bonne realisation, le noel s'annonce tristounet, alors, avec des sons languissants et funebres sur le pavé des cours :-)

C'est la première fois que j'écris. Je me sens en confiance ici, donc j'ai osé

Mais oui, il faut oser ! très baudelairien ton texte.

Oui, Baudelaire est une inspiration pour ce texte Ça me fait plaisir que tu aies vu cela.

Pour ne pas le voir... ne me dis pas n'avoir pas saisi l'allusion aux pavés des cours...

Et l'air languissant et funèbre de la "Fantaisie" nervalienne

Proust montre bien que lorsque l'on se met à écrire, et il faut copier ses modèles pour mieux s'en démarquer ensuite.

ton conte est bien ficelé et bien ecrit, c'est evident.

J'aurais choisi une autre clausule (la fameuse phrase finale dont je connais maintenant le nom, je n'ecris d'ailleurs que pour le placer ! )

Citation :

Les hommes, lassés de ce silence, s'en retournèrent. Ils avaient tué le saltimbanque.

je proposerais quelque chose du genre :

Déçus, les hommes rentrèrent chez eux, les assassins !

Je n'aime pas trop "les assassins" car c'est une intervention trop directe du narrateur.

Quant au "déçus", il n'exprime pas la même idée que le "lassés", car il y a dans "lassé" un sentiment de fatigue. Et je trouve personnellement le terme "lassé" plus poétique que "déçu"

bien :-)
ça montre au moins que plusieurs formules sont possibles, elles correspondent aux effets recherchés, et à notre personnalité, je crois.