[Nouvelle : Soir(s) d'été] Hop ! Au lit...

- Allez, ma chérie. Au dodo.
- Non. Pas tout-suite. Papa : joue encore.
- Non, non. Ma chérie. Tu es très fatiguée. Et moi aussi d’ailleurs.
- Fatigué papa ?
- Oui. Je suis allé au travail, tu sais ? Allez. Viens !
- Non ! Faire à manger. Encore faim, moi.
La petite échappa à son père et fila droit vers l’étagère où il venait de ranger méticuleusement la dinette. En moins de temps qu’il ne lui en fallut pour traverser à son tour la pièce, les jouets jonchaient à nouveau le sol, en une pagaille indescriptible. Trois minutes. Durant trois minutes, il avait été possible de mettre un pied devant l’autre.
Une profonde lassitude l’envahit aussitôt.
- Tiens papa. Mange, ordonna-t-elle en lui tendant une petite assiette de plastique mauve.
- Qu’est-ce que c’est ?
- Gâteau.
- A quoi ?
- Chocolat !
La petite rayonnait. Mais une réunion avec son supérieur acariâtre avait épuisé ses réserves de patience. Aussi abrégea-t-il :
- Délicieux. Allez, hop. Maintenant tu viens.
- Non. Pas fini.
Il ignora cette dernière protestation :
- Prends Doudou. Tu viens dans les bras de papa, ou tu montes l’escalier toute seule ?
- Pas fini… implora-t-elle.
- Dans mes bras, donc !
Il se baissa vers son enfant qui tenta de le contourner par la droite. Mais il s’attendait tant à cette manœuvre quotidienne, ou presque, qu’il l’anticipa inconsciemment. La tenant fermement, il la souleva et s’engagea dans l’escalier.
- Non ! Pas fini. Pas fini. Veux monter toute seule.
Indifférent à la crise, il arborait un visage impassible. Les cris se muaient en hurlements. Elle tentait de se dégager de l’étreinte paternelle. En vain. Parvenu à l’étage, il posa la fillette.
- Tu vas coucher Doudou et tu viens te laver les dents.
- Non ! Veux pas.
A deux ans et demi, l’opposition systématique constituait la règle. Il suffisait qu’on lui propose Noir pour qu’elle réclame Blanc à cor et à cri. Epuisant, tout simplement épuisant.
Mais pourquoi, dans ce cas, ne pas ruser ? Pourquoi ne pas lui proposer Blanc quand on souhaitait la voir faire Noir ? Trop simple. Simpliste, même. Douée d’un sixième sens aiguisé comme une lame de rasoir, elle déjouait les astuces parentales avec une facilité déconcertante. Jamais elle ne tombait dans ce piège grossier. Effarés, ils l’entendaient alors prononcer un « oui », parée d’un sourire ravi.
- Elle a oublié d’être bête, se consolait son père.
- Elle n’a pas fini de nous en faire baver, remarquait sa mère, désabusée.
Il ne parvenait toujours pas à l’attirer dans la salle de bain.
- Chloé ! Viens ici toute suite. C’est ta dernière chance. Si c’est moi qui viens te chercher, tu vas avoir mal aux fesses.
- Non !
- Ok ! J’arrive.
- Non, non ! Viens, répondit-elle en se précipitant.
Elle avait cherché le point de rupture. Maintenant qu’elle venait de le trouver, il lui fallait sauver son derrière. En habitué, il oublia sa menace. Après tout, elle était venue d’elle-même. Il avait gagné, son autorité était sauve.

Il étala une noix de dentifrice sur la petite brosse écarlate ornée d’un personnage de Walt Disney et s’approcha.
- Moi toute seule.
- Si tu veux. Je vais fermer tes volets. Je reviens.
La chaleur qui régnait dans la chambre l’incita à les entrebâiller et non à les fermer comme il en avait l’intention. La fenêtre fut maintenue ouverte pour garantir une bonne aération. Il fallait profiter de la fraicheur de la nuit.
- Mais qu’est-ce que tu as fait ? S’énerva-t-il.
La pâte rougeâtre s’étalait sur le rebord de la baignoire. Plus une trace sur la brosse à dent et guère plus sur les quenottes juvéniles.
- C’est pas vrai. Je ne peux pas te laisser une minute.
Il criait. Il confisqua la brosse et la garnit de nouveau. Elle pleurait. Des larmes de crocodiles roulaient sur ses joues. Trop las pour se laisser attendrir, il lui demanda d’ouvrir la bouche.
- Ne sert pas les dents. Chloé, ouvre. Le but du jeu n’est pas de mordre la brosse de toutes ses forces. Allez ouvre. OUVRE !
Pourquoi devait-il se battre ainsi, à chaque instant ? Pour tout et tout le temps ? Son rôle de père le stressait davantage que son emploi, qui se cantonnait la plupart du temps à une routine confortable. Il parvenait même à relativiser les aigreurs chroniques de son supérieur. Les années d’ancienneté lui apportaient le recul nécessaire. Aussi ne s’émouvait-il plus de ses coups de gueule, explosifs mais sans lendemain. Se faire tout petit et attendre que passe l’orage.

Mais un enfant était bien souvent imprévisible. La bêtise arrivait toujours du côté où on ne l’attendait pas. Et plus encore que cette vigilance constante, c’était l’incroyable inertie de la vie parentale qui le fatiguait le plus. Devoir répéter vingt fois les mêmes choses avant de voir l’enfant obtempérer. Perdre un temps fou à chaque nouvelle activité…
- Voilà. Tu vois, ce n’était pas compliqué. Tiens le gobelet : rince toi la bouche. Tu craches dans la baignoire… Mais non ! Qu’est-ce que je viens de te dire ? Je n’ai pas dit « avale », mais « crache ». C’est du savon. Si tu as mal au ventre, ne vient pas te plaindre. Allez ! Va t’essuyer. La bouche et les mains.
- La serviette à moi, ça ?
- Non. C’est celle de maman. La tienne, c’est la bleue. Là ! Très bien. Allez hop : au lit.
Chloé partit en courant. Il s’accorda quelques secondes pour remettre de l’ordre dans la salle de bain : remettre la brosse à dent et le dentifrice dans le gobelet sur le bord du lavabo, rincer la baignoire – et le dentifrice étalé avec soin – pendre la serviette à sa patère.
- Cachée !
- Tu es cachée ?
- Oui !
- Alors j’arrive. Si je te trouve, je te mange.
Eclat de rire surexcité de la petite. Le moment idéal pour énerver un enfant. Mais il ne s’en inquiétait nullement : intense durant la journée, mais une fois couchée, elle s’endormait rapidement et plus rien ne la réveillait avant le lendemain matin.
Dans le lit, une forme gigotait sous le drap.
- Où es-tu ?
Il palpait le corps qui se tortillait sous ses doigts.
- Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il la chatouillait. Elle riait, riait. Il s’arrêtait souvent pour la laisser reprendre son souffle. Enfin, il tira l’étoffe. La petite tête apparue.
- Ah te voilà. Je vais te manger.
Il fondit sur elle et la couvrit de baisers humides.
- Dis bonne nuit à maman.
Son épouse se pencha et embrassa sa fille.
- Bonuit, maman.
- Bonne nuit ma chérie, répondit-elle tout en quittant la pièce.
- Reste avec moi, papa. Beaucoup.
- Je ne peux pas ma puce. Il faut que j’aille manger.
- Reste, insista-t-elle avec son air implorant. Ses petits yeux amoureux le dévoraient. Elle se décala sur son oreiller :
- Fais place pour toi. Allonge-toi, papa.
Vaincu, il s’étendit auprès d’elle. Chacun couché sur le flanc, tourné l’un vers l’autre. D’elle-même, elle vint déposer un baiser sonore sur sa joue. Au comble du bonheur, il sentit monter un sanglot qu’il réprima. Voilà qui compensait largement les moments pénibles. Sa fille plongée dans le sommeil de l’innocence, il se leva doucement.
Une minute plus tard, il pénétrait dans la cuisine, se servit une bière et rejoignit son épouse sur la terrasse. Se laissant tomber dans une chaise longue, il lui confia :
- Ca y est. Notre petit ouragan est dans les bras de Morphée. Je suis lessivé.
Sa montre affichait 20h30 : une belle soirée d’été commençait.