"Oui, c’est bien moi, Griet, la fille du faïencier de Delft…
Vous ne m’aviez pas reconnue, hein ? J’entends d’ici vos exclamations indignées. »
" Qu’as-tu fait de ta coiffe, Griet ? »
« Que dirait ta mère si elle te voyait attifée comme cela ? »
« On dirait une de ces romanichelles qui dansent sur les tréteaux de la place à chaque retour de la belle saison. »
" Eh, mais c’est mon maître qui m’a déguisée de la sorte. Il veut me peindre, a-t-il dit, mais ce n’est pas cela qui va mettre des sous dans ma bourse ni me permettre d’acheter un joli peigne ou un nouveau col de dentelle…
Cela ne se voit peut-être pas mais j’ai envie de dormir : j’ai beau écarquiller les yeux, la fatigue pèse comme du plomb sur mes paupières.
Il m’a fait prendre la pose et mon cou commence à s’ankyloser. Je peux à peine battre des cils ou même respirer :
« Cela modifie la lumière sur votre visage et fait bouger les ombres » m’a-t-
il expliqué avec un peu d’impatience dans la voix.
" Quand ma tête dodeline un peu vers le bas,
il la relève d’un index ferme, sans aucune pitié pour moi.
Il ne me voit plus, entièrement absorbé par son travail et les couleurs qu’
il applique par petites touches sur la toile.
Vous avez vu ce tissu bleu qui m’enserre les tempes ? Et l’étoffe jaune qui retombe en petits plis sur mon dos ? C’est tout ce que j’ai trouvé pour cacher mes cheveux qu’
il voulait laisser pendre sur mes épaules, comme ceux d’une fille de rue.
Mais le pire de tout, c’est la perle, qu’
il a empruntée en cachette à sa femme et qu’
il m’a contrainte à porter. Le malheur, c’est que , chez nous, on ne se perce pas les oreilles ; c’est réservé aux riches… Il m’a donc fallu, dans l’urgence, enfoncer une aiguille rougie au feu dans la chair tendre du lobe et, malgré la petite fiole achetée chez l’herboriste, la brûlure me met les larmes aux yeux. Je lui en veux de me faire subir ce supplice et ces élancements qui me parcourent de haut en bas…
Un fois le tableau terminé, mon Maître, Johannes Vermeer, parviendra à éponger une partie de ses dettes ( Madame est si dépensière et la famille si nombreuse). Mais moi ? Il me faudrait retourner aux ingrates tâches ménagères et m’abîmer les mains dans la cuve à lessive, tandis que les jolies perles se balanceront gracieusement de part et d’autre du visage de leur propriétaire ?…
Eh bien non, c’est fini tout cela !
Ce que mon Maître ne sait pas, c’est que j’ai caché la deuxième perle dans la poche de mon jupon et qu’
il sera bien embarrassé d’expliquer sa disparition à son épouse. Dès ce soir je quitterai l’Atelier et la famille Vermeer : mon fiancé viendra me chercher et je partirai pour ne plus jamais revenir…
Mais, … j’y pense : peut-être le sait-
il déjà et est-ce pour cela qu’
il a peint mon portrait de profil ?