Pour Marie qui n'aime pas ça et pour queenie qui en raffole...
Fabienne avait pris l’habitude dès qu‘elle me voyait de venir m’embrasser. Ensuite nous échangions quelques mots, mais de si près que j’en étais tout remué. Voir ses yeux à 15 cm tout au plus des miens me troublait tellement que j’étais toujours d’accord avec ce qu’elle disait.
J’avais eu dans mon enfance des billes de verre bleues . Deux billes, bleu vif, comme ses yeux. Je ne pensais à rien d’autre en les regardant, à croire que ses yeux aspiraient toute pensée hors de ma tête, comme le fameux Parketto de chez Hoover.
Pourtant un jour elle me montra ses dents. Bien alignées, très blanches, régulières. Elle voulait que je donne mon avis. De terribles migraines l’empêchaient de dormir et la retenaient chaque semaine chez elle deux ou trois jours, dans le noir. Elle avait fait des analyses, consulté des spécialistes, rien n’y faisait. C’était l’enfer.
Mais voilà qu’une solution s’offrait. Son dentiste lui avait dit qu’il connaissait ces problèmes et que tout venait de sa mâchoire. Elle ne pouvait pas la fermer correctement, ses dents du bas étaient trop hautes. Mais c’était réparable : il suffisait de limer un peu celles du bas, mais aussi celles du haut. Ce serait sans dommage, et elle y gagnerait la fin de ses souffrances.
Qu’est-ce que j’en pensais ?
La bouche ouverte, elle me regardait comme si sa vie entière dépendait de mon avis. Je dus quitter ses quenottes, et la fixer dans les yeux. Ce fut ma perte.
Oui, lui dis-je, si c’était là la solution, il ne fallait pas hésiter. On allait souvent chercher bien loin des causes et des remèdes alors qu’ ils étaient sous nos yeux, à portée de main, pour ainsi dire.
Avait-elle confiance en son dentiste ? Oui, c’était un « ostéopathe de la mâchoire« . Bon, dans ce cas, il devait connaître son affaire, et si ce limage était régulier…Oui, on limerait pareillement en bas comme en haut, dit-elle en ouvrant à nouveau sa bouche toute grande.
Sa langue était bien rose, et je voyais jusqu’à sa luette.
Parfait, lui dis-je, et rougissant sous son regard, je lui dis qu’à sa place je n’hésiterais pas.
Je fus deux mois sans la revoir, et je m’en voulus de ne pas lui avoir téléphoné quand je la vis venir vers moi pour m’embrasser. Allait -elle mieux ? Hélas, les maux de tête avaient repris. Il y avait eu une accalmie, mais depuis huit jours, c’était un continuel mal de tête.
Et ses dents ? Une catastrophe ! Elle ne pouvait plus manger une pomme, des élancements douloureux sillonnaient comme des éclairs sa mâchoire du bas et même celle du haut….Il faudrait penser à des bridges. Je voyais ses yeux pâlis par la fatigue au-dessus de cernes brunâtres.
Un matin, en poussant mon chariot au supermarché, je tombai nez à nez avec Nathalie. Elle ne venait plus à la piscine. Alors, lui dis-je, on ne te voit plus ? J’ai eu des ennuis de santé, me dit-elle. Des migraines insupportables, cela venait de ma mâchoire. Mon dentiste a dû retailler mes dents, mais elles se sont espacées et il faudrait mettre des bridges.
Elle ouvrit la bouche et j’eus l’impression de voir les dents d’une scie égoïne. Je lui souhaitai bon courage et pris congé très rapidement.
Alors que le samedi après -midi je regardais les derniers ouvrages sortis à la maison de la presse, un titre me sauta aux yeux : « Tout vient de la mâchoire » par le docteur Oscar Trebony, dentiste et ostéopathe.
Les photos étaient effrayantes : sur la page de gauche on voyait de toutes petites dents plantées dans des gencives rouges et gonflées, ou des dents hautes et taillées en pointes, ou des dents décalées, ou d’autres usées et jaunies, espacées comme les vieux piquets des brise-lames en bois .
Une légende commentait chaque photo et vantait sur la page de droite les différentes variétés de « bridges personnalisés » faits par le docteur Trebony.
Une main se posa sur mon épaule : « C’est mon dentiste, me dit Fabienne, tu parles d’un salaud. »
